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utopistes de la hiérarchie : on dirait une vaste Salente où chaque homme en naissant trouverait son rang, ses occupations et presque son vêtement indiqués et fixés par la loi. De près, c’est tout autre chose. Au temps même où les démarcations en étaient le plus nettes et le plus respectées, ces cadres officiels où sont rangés suivant un ordre déterminé les différentes classes de la population ; eussent peut-être réservé aux théoriciens des distinctions sociales plus de déceptions que de satisfactions. A plus forte raison en est-il ainsi aujourd’hui que des réformes multiples sont venues remanier, mordiller, altérer de toutes façons l’ancienne constitution du peuple russe. En Russie même, les partisans de l’ordre hiérarchique se plaignent des atteintes portées à la hiérarchie sociale ; quelques-uns s’en effraient, et du point de vue où ils se placent leurs inquiétudes ne sont pas sans fondement. Si sa force est là, comme l’imaginent certains esprits, surtout à l’étranger, la Russie aura bientôt perdu la force intérieure que lui ont longtemps attribuée l’admiration on les appréhensions de l’Occident.

La constitution sociale de la Russie, telle qu’elle était sortie des deux ou trois derniers siècles, avait sa base dans le servage des paysans : l’émancipation des serfs ne pouvait pas ne point l’ébranler. Dans cette société régulièrement stratifiée, il était difficile que la couche inférieure se pût soudainement redresser sans soulever et incliner les étages qui reposaient sur elle. La grande transformation accomplie au fond du peuple en devait remuer jusqu’à la surface. L’affranchissement des serfs forçait à toucher aux prérogatives des anciens seigneurs, il conduisait à l’abrogation ou à la modification de toute une partie importante de la législation, il invitait au renouvellement de tous les rapports sociaux. A cet égard, le gouvernement russe n’a peut être point tenté tout ce qu’il lui eût été loisible de faire ; il a fait certainement beaucoup plus qu’on ne pouvait exiger ou attendre de lui, beaucoup plus que l’indispensable. L’ancienne classification en ordres ou en états subsiste devant la loi, elle subsiste au moins nominalement, extérieurement ; en réalité, elle a été singulièrement réduite, atténuée. Ce relâchement, cet amoindrissement progressif des distinctions de classes et des privilèges sociaux est même à y bien regarder le trait caractéristique, le trait encore trop peu remarqué de la Russie contemporaine.

Si l’on cherche à résumer en un seul tous les changements accomplis de nos jours dans l’immense empire du Nord, on trouvera, je crois, qu’ils se ramènent à ce fait essentiel, à la diminution, l’abrogation progressive des différences de classes ou de castes, ou ce qui revient au même, à la suppression, à l’élimination, non