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Ce n’est heureusement pas au caractère du peuple russe ou aux prétendus goûts nomades de la race slave qu’il faut attribuer cette longue absence et cette rareté persistante des villes. La raison en est ailleurs ; elle est dans les mœurs économiques de la Russie, et ces mœurs mêmes tiennent en partie à de vieilles habitudes qui changent chaque jour, en partie à des causes permanentes, au sol, au climat, à la conformation même du pays. Il n’y a pas encore en Russie de besoins de consommation capables d’alimenter la production d’une nombreuse population urbaine. Les métiers ou les professions, les industries de toute sorte, qui d’ordinaire ont leur siège dans les villes, y sont encore peu développés ou y restent dispersés dans les villages. L’ancienne constitution du servage amenait les propriétaires à faire tout fabriquer sur place, dans leurs domaines, par leurs serfs ; les objets de luxe faisaient seuls exception, et la plupart se tiraient de l’étranger. La sévérité du climat, l’éloignement des distances, ont encore des effets analogues. Nulle part l’homme n’est à ce point excité à se suffire à lui-même. Dans la région du nord surtout, la pauvreté du sol, les longs chômages de la mauvaise saison et la longueur des nuits hibernales contraignent le paysan à chercher ailleurs que dans la culture de la terre ses moyens d’existence. De là vient que cette immense population rurale est loin d’être exclusivement agricole. La vie des champs et la vie industrielle sont moins séparées, moins spécialisées en Russie qu’en Occident. Ce qui en d’autres pays se fabrique dans les ateliers ou les manufactures des villes par des ouvriers essentiellement citadins se confectionne souvent en Russie dans les villages et la cabane du moujik. Les villes avaient ainsi contre elles l’état social, qui jadis liait le paysan à la glèbe et aujourd’hui encore le lie à sa commune, le peu de besoins ou le peu de richesse des masses et jusqu’à l’ingratitude du climat, jusqu’aux qualités mêmes du peuple. La facilité d’imitation, la dextérité et l’habileté de main du Russe tournèrent elles-mêmes contre les agglomérations urbaines en tournant contre les professions permanentes, contre les métiers sédentaires, contre la spécialité. Le paysan capable de fabriquer par lui-même tout ce qu’exigent ses faibles besoins est rarement obligé de recourir aux habitans ou aux produits de la ville. Avec de telles mœurs, celle-ci n’est guère qu’un centre d’administration ou un lieu d’échange, un marché souvent animé et encombré de population à l’époque des foires, vide et désert pendant la plus grande partie de l’année. Beaucoup ne sont que des créations artificielles de l’activité souveraine, qui en retirant sa main d’elles les laisserait retomber dans le néant des campagnes.

Ce mode de formation des centres urbains explique comment, en Russie, les villes et les campagnes diffèrent d’ordinaire si peu et