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comment parfois elles diffèrent tant. Entre les unes et les autres, on ne voit d’un côté qu’analogie et similitude, et d’un côté que contraste et dissemblance. A cet égard, les grandes cités russes, les capitales en particulier, semblent des colonies d’un autre peuple ou d’une autre civilisation. On y trouve tout le luxe, tous les plaisirs, tous les arts de l’Occident, la vie y paraît tout européenne, tandis que dans les campagnes elle semble encore moscovite, à demi orientale, à demi asiatique. L’opposition est saisissante, et cependant tout ce contraste est extérieur, superficiel ; les dehors de la vie diffèrent, l’homme est le même. A part une haute classe, élevée à la discipline de l’étranger, la masse des habitans de la ville est, par l’éducation et les goûts, par les usages comme par l’esprit, demeurée voisine des habitans de la campagne. Dans ces villes, souvent bâties de toutes pièces et parfois déjà populeuses, les paysans sont nombreux et les mœurs restent encore à demi rurales. Il n’y a le plus souvent ni bourgeoisie, à notre sens français du mot, ni plèbe urbaine comparable à la population ouvrière de nos grandes cités et de nos faubourgs.


III

L’ancienne Moscovie faisait peu de distinction entre les villes et les campagnes, entre le bourgeois et le paysan, dont la Russie moderne a formé deux classes séparées. Aux voyageurs étrangers, la position de l’un semblait peu différente de celle de l’autre. L’Anglais Fletcher, ambassadeur de la reine Elisabeth près du fils d’Ivan le Terrible, regardait le marchand et l’artisan comme faisant partie de la dernière classe du peuple, désignée par lui sous le nom humiliant de moujiks[1]. Ce n’est guère qu’au XVIIe siècle que les villes sont, devant l’administration, généralement distraites des campagnes. Ce n’est qu’à cette époque, lors de l’établissement du servage pour les paysans, que les populations urbaines commencent à être regardées comme une classe distincte et les villes comme des communes à part, constituées sur un plan spécial[2].

  1. Fletcher, ch. IX. « La dernière classe est celle des moujiks ; on range parmi eux les marchands et les artisans. » Ivan le Terrible lui-même, dans ses lettres à la reine Elisabeth, donne aux négocians anglais venus en Russie pour y trafiquer le nom dédaigneux de moujiks de commerce. — Voyez l’étude de M. Alfred Rambaud sur Ivan le Terrible et les Anglais en Russie, dans la Revue du 15 février 1876.
  2. Tchitchérine : Oblastnyia outchregdéniia Rossii v XVIIe véké, p. 562-567. Il va sans dire que ce qui suit sur le régime des villes moscovites ne s’applique point aux villes occidentales, à Novgorod et à Pskof, dont les habitans avaient gardé le droit de se gouverner eux-mêmes et où, comme dans les villes d’Italie, se retrouvent les luttes des riches et des pauvres, du popolo grasso et du popolo minuto.