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raison concourt avec le sentiment pour donner naissance aux premiers cultes ; les formes grossières que ceux-ci affectent quelquefois sont des masques trompeurs sous lesquels se dissimulent une aspiration sublime vers un idéal de perfection qui n’est pas de ce monde, et l’impérieux besoin de concevoir une première cause à tout ce qui est. Ce sont là les deux fondemens de la croyance en Dieu ; ils sont contemporains de l’humanité même.

Sont-ils vraiment indestructibles, et tous les efforts de la critique viendront-ils éternellement s’y briser ? Il semble que depuis quelque temps une campagne décisive soit commencée contre les vieilles et vénérables traditions religieuses de notre espèce. Les preuves d’un Dieu personnel, créateur et providence de l’univers, sont violemment battues en brèche. L’optimisme philosophique qui, de l’arrangement harmonieux du monde, croit pouvoir conclure à une cause infiniment sage et bonne, provoquait, il n’y a pas longtemps, de la part de Stuart Mill, une réfutation où l’on retrouve quelque chose de l’éloquence irritée de Lucrèce. Le principe des causes finales rencontre de rudes adversaires dans le matérialisme et la doctrine de l’évolution ; l’idée même de l’absolu, chassée de la science par le positivisme, traduite devant le tribunal d’une critique sans merci, est déclarée inintelligible, contradictoire, indigne d’habiter plus longtemps l’esprit humain. Nous croyons, quant à nous, que, pour être vieux, les argumens de la théodicée traditionnelle n’en sont pas plus mauvais, et qu’il ne s’agit que de les entendre ; mais nous croyons aussi que le raisonnement ne se suffit pas à lui-même, et qu’il doit se retremper, se fortifier à ces sources vives du sentiment d’où, pour la première fois, dans l’âme humaine jaillit l’idée religieuse. Est-il donc vrai que nous n’ayons plus conscience d’être imparfaits et misérables ? Est-il donc vrai que la science soit à la veille de réaliser sur terre une félicité qui rende le ciel inutile ? Est-il vrai enfin-que l’homme n’aspire pas invinciblement au-delà de tout ce que la réalité peut fournir ici-bas, et qu’à mesure qu’il accroît la somme de son bien-être en diminuant celle de ses efforts, il ne sente pas grandir et multiplier ses besoins ? Toute la question est là, et, sans aller jusqu’au pessimisme de Schopenhauer et de Hartmann, nous estimons comme eux qu’en dépit de toutes les promesses de la civilisation, l’homme souffrira toujours, d’autant plus vulnérable que son bonheur offrira plus de surface à des maux indestructibles, d’autant moins satisfait qu’en versant dans son âme plus de jouissances il aura acquis la certitude qu’elles Sont impuissantes à la combler. Contemporaine de la douleur, la, religion durera autant qu’elle ; pour cesser de croire en Dieu, il faudrait que l’homme eût cessé d’être homme, et lui-même fût devenu Dieu.


LUDOVIC CARRAU.