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M. Aubé ne peut se décider à croire que ce qu’ils rapportent, il faut qu’il nie la persécution de Néron, dont Xiphilin ne dit pas un mot, et qu’il doute de celle de Valérien, que l’Histoire Auguste oublie de mentionner. S’ils omettaient des événemens si connus, si certains, quelle conclusion peut-on légitimement tirer de leur silence ? Ainsi les historiens profanes ne nous ont pas parlé des persécutions par cette excellente raison qu’il n’y avait pas alors d’historiens, ou que, s’il s’en trouvait, nous ne les avons pas conservés. J’ajoute que, quand nous aurions encore ceux qui sont perdus, il n’est pas probable qu’il y fût beaucoup question des chrétiens. On a vu que leur sort ne préoccupait guère les lettrés de ce temps ; la punition de quelques Juifs ou de quelques Grecs obscurs ne semblait pas à ces écrivains du grand monde un événement qui méritât d’être raconté. C’est seulement dans les écrits des victimes qu’il en faut chercher le souvenir ; là nous le retrouverons vivant, malgré les années, et sans que rien puisse éveiller chez nous la moindre méfiance.. Les ouvrages qui le conservent ne sont pas de ceux qui sont composés pour la postérité, et qui n’étant vus que par elle, peuvent mentir impunément. Ils étaient destinés à des contemporains, quelquefois même ils s’adressaient à des ennemis ; il n’est pas possible qu’on ait osé y raconter des violences imaginaires et des supplices de fantaisie. On peut dire qu’il n’y a pas un seul des ouvrages chrétiens de ces premiers siècles, depuis l’Apocalypse de saint Jean jusqu’aux Institutions divines de Lactance, où la persécution ne se retrouve. C’est elle qui inspire les colères des sibylles et les rêves du pasteur d’Hermas. Elle n’est pas oubliée dans l’épître éloquente de Clément Romain, elle revient à chaque page chez les apologistes avec des descriptions de supplices qui font frémir. Aucun fait historique n’est donc mieux établi que celui-là. Ce sont à la vérité les victimes qui l’attestent, mais avec une constance et une sincérité qui ne peuvent pas nous tromper[1]. Il semble que pendant deux longs siècles on entend sortir sans interruption des âmes chrétiennes le même cri de douleur, et ces plaintes sont si profondes et si vraies, elles ont un accent à la fois si ferme et si déchirant, qu’on ne peut croire qu’elles viennent de gens qui ne disent pas la vérité, ou de lâches qui s’exagèrent leurs souffrances.

  1. J’ai tort de dire que les chrétiens seuls ont parlé des persécutions ; on en trouve la trace aussi chez leurs ennemis. Elles sont mentionnées non-seulement par Tacite et par Pline, mais par Lucien, dans son dialogue si curieux sur le cynique Pérégrinus. Celse aussi y fait allusion dans ce passage où il se moque d’une façon si superbe des promesses que le Dieu des Juifs et celui des chrétiens faisaient à leurs sectateurs. « Les Juifs, dit-il, au lieu de devenir les maîtres du monde, ne possèdent pas un pouce de terre ou un coin de maison. Et vous, si vous subsistez encore deux ou trois errans et cachés, on vous cherche partout pour vous conduire au supplice. »