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vont de 1796 à 1825, c’est-à-dire des dernières années de Catherine II à la mort de Rostopchine. Il est d’autant plus utile de signaler ce livre aux lecteurs d’occident qu’il n’a guère de russe que le titre et l’en-tête des pages : toutes les lettres de Rostopchine et les réponses de ses correspondans sont imprimées en original, c’est-à-dire en français.

Le plus important de ces correspondans est le comte Semen Romanovitch Voronzof, ambassadeur de Russie à Londres, à qui cent vingt-neuf lettres de Rostopchine sont adressées. Voronzof semble avoir été, comme on le voit dans les Mémoires publiés en tête du volume, d’un caractère fier et triste, incapable de supporter les injustices, bouillant et emporté. « Dans ma jeunesse, dit-il, j’étais vif comme un Français et inflammable comme un Sicilien. » Comme presque toute sa famille, il était resté attaché à la mémoire de l’impératrice Elisabeth : sous Catherine II et Paul Ier, il ne servait plus que par devoir. Lors de la révolution de 1762, qui coûta le trône et la vie au neveu d’Elisabeth, Semen Voronzof, alors âgé de dix-huit ans et lieutenant au Préobrajenski, fit de vains efforts pour empêcher ses soldats de prendre part à la révolte ; toute sa vie il conserva le souvenir du malheureux empereur Pierre III, une haine persistante contre les régimens des gardes, l’horreur des « infâmes traîtres, » une aversion profonde pour les favoris. Mal en cour, il se venge en frondant. Militaire et brave militaire, il prend plaisir à railler l’ignorance de Potemkine ; diplomate, il se moque de l’incapable Zoubof, qui se mêlait des affaires étrangères, de « ce jeune favori à qui rien ne résistait en Russie, et qui croyait pouvoir gouverner toute l’Europe. » Rostopchine et lui présentent bien des traits communs : l’un reste fidèle à la mémoire de Pierre III, comme l’autre à celle de Paul Ier, victime d’une révolution semblable ; l’un attaque le gouvernement de Catherine II, comme l’autre celui d’Alexandre Ier ; dans leur correspondance, ils malmènent également les favoris Potemkine ou Zoubof ; le vieux diplomate pense comme le jeune comte[1] au sujet de « l’exécrable république française » sans éprouver plus de sympathie pour les émigrés et les amis du comte d’Artois a dont la moitié sont des fats et l’autre des intrigans. » Tous deux, sous Paul Ier, l’un comme ambassadeur à Londres l’autre comme ministre des affaires étrangères, ont travaillé à coaliser l’Europe contre la France. Cette conformité d’idées et de goûts explique leur longue intimité. On n’a pas retrouvé les réponses de Semen Voronzof. Rostopchine en donne la raison : lors de sa disgrâce de 1794, « je fis brûler, dit-il, tous les papiers que j’avais

  1. Voronzof, né en 1745, mort en 1832. — Rostopchine, né en 1763, mort en 1826.