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enfin le héros, quand le général fantaisiste des guerres turques et polonaises devient le brillant conquérant d’Italie, plus admirable encore dans l’infortune que dans le triomphe, égalant par sa fuite héroïque à travers les Alpes l’éclat de ses premières victoires, Rostopchine devient le plus passionné de ses admirateurs. Souvorof est pour lui un « véritablement grand homme, » et il écrit à Voronzof : « Que dites-vous de notre vieux maréchal ? Comme il répond bien à ceux qui prétendaient qu’il n’avait du talent que contre les Turcs ? » Mais qui donc prétendait que Souvorof n’avait du talent que contre les Turcs ? Fragilité des jugemens humains ! Qui1 ? Rostopchine lui-même, assurant à ce même Voronzof que « la dernière guerre contre les Turcs a gâté même ceux qui annonçaient des talens. »

Il faut voir dans quelle inquiétude est le ministre de Paul quand d’Helvétie commencent à arriver de fâcheuses dépêches, quand il apprend la victoire de Masséna à Zurich, quand du feld-maréchal, perdu dans les profondes gorges des Alpes, on n’a plus aucune nouvelle ! Qu’est donc devenu Souvorof ? Rostopchine tremble pour lui ; il craint la nature, les Français, et, plus que les ennemis, il craint les alliés : « Je suis très inquiet sur la marche du prince-maréchal. Je crains plus les Autrichiens que les Français mêmes ; leur haine contre ce respectable guerrier est au comble… (9 octobre 1799). Nous sommes dans de grandes angoisses : aucune nouvelle du prince-maréchal. Les gazettes se contredisent, et on le fait tantôt vainqueur, tantôt battu et exterminé. Oh ! quelle perfidie ! Comment l’empereur a-t-il confié à un Thugut 60,000 hommes de ses troupes et l’honneur de ses armes ? » Non, Souvorof n’est pas exterminé, mais vingt autres généraux l’eussent été à sa place. Il lui a fallu une âme indomptable et une merveilleuse énergie pour ne pas se laisser enfermer dans les impasses des Alpes, pour s’être tiré de ces prodigieuses souricières du Kleinthal et du Muntenthal. Rostopchine ne peut retenir un cri d’admiration ; c’est mieux qu’une retraite, c’est une victoire, « une grande victoire. » Il répète avec attendrissement les plaisanteries bonnes ou mauvaises par lesquelles Souvorof remontait le courage du soldat. Il ne trouve plus que le maréchal soit un bouffon ! Surtout il épouse avec passion sa querelle contre l’Autriche et le cabinet de Vienne. Le premier mot du « prince d’Italie, » échappé à tant de périls, fut celui de trahison ! Ce mot de trahison, toute la Russie le répéta. Contre l’ineptie et l’égoïsme des Autrichiens, l’incapacité des généraux, contre Thugut, « ce misérable greffier, » ce fut un déchaînement universel. « Sans la politique infernale de ce baron, écrit Rostopchine, le grand homme russe aurait vaincu et scellé l’œuvre de la coalition. » Souvorof est mort à la peine ; les Français eux-mêmes se sont