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chargés de le justifier et de le venger : « La bataille de Marengo, s’écrie en 1800 le comte Féodor, est le plus beau monument érigé à sa gloire. » Cette vengeance ne lui suffit pas encore ; de dépit, Rostopchine devient véritablement prophète : « Je me trompe fort ou avant deux ans l’empereur d’Allemagne cherchera vainement un asile en fuyant les ennemis maîtres de sa capitale. » Donnez à Bonaparte un délai de quatre ans, et la prédiction du comte Féodor sera réalisée.

Ce n’est pas en Helvétie seulement que les armes russes n’ont pas eu tout le succès qu’elles semblaient mériter. En Hollande aussi, les soldats du tsar ont été vaincus, et le désastre de Bergen n’a pas eu, comme celui de Zurich, la glorieuse compensation du Muntenthal. Le patriotisme de Rostopchine est douloureusement atteint : il s’évertue à expliquer cette chose inexplicable, la défaite d’une armée russe ! Il y met une obstination à la fois puérile et touchante. Lui-même a reproché durement aux Français une certaine tendance à expliquer tous leurs échecs par quelque trahison ; mais ce qui est excusable dans une foule paraît bien singulier chez un homme d’état, surtout quand il fait profession de mépriser la foule. Pour Zurich, il a pu, avec Souvorof, accuser la perfidie des Autrichiens ; pour Bergen, il voudrait bien accuser les Hollandais, qui sans doute « seconderont ces misérables Français ; » il s’en prend à l’amiral Popham, qui est « un marin de cabinet et plutôt Viennois qu’Anglais. » Tout cela ne le satisfait pas encore. Tout à coup il croit avoir trouvé cette explication qu’il poursuit avec une fiévreuse irritation. Sait-on pourquoi les Russes ont été battus ? C’est parce qu’ils avaient à leur tête un faux Russe, un Allemand d’origine, le général Hermann. C’est Hermann qui devient le bouc émissaire, le Thugut du désastre de Hollande. « Malédiction sur lui ! .. Pourquoi son collègue Gérébtsof a-t-il été tué ? C’est la différence d’un Russe avec un Allemand… Il faut à nos soldats des chefs russes. Il faut savoir leur parler, et on les mènera faire campagne en enfer. »

Les batailles de Zurich et de Bergen portèrent à la coalition un coup mortel : Masséna et Brune eurent la gloire de sauver la France avant que débarquât à Fréjus le prétendu sauveur qui devait la perdre. Paul, exaspéré contre ses alliés, avait hâte de rappeler ses troupes. A Saint-Pétersbourg, on disait hautement qu’elles n’étaient point en sûreté sur le territoire autrichien, et Rostopchine s’écriait dans un accès d’orgueil national : « La vie de ces 54,000 Russes vaut plus que toute l’Autriche et toute l’Italie. » En s’éloignant de la cour de Vienne, le tsar se rapprochait chaque jour de la France. Quelle part eut Rostopchine à la réconciliation de l’empire de Russie et de la république française ?