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qu’il ne faut pas lui attribuer à lui seul l’honneur d’un exploit qui appartient à la population moscovite tout entière. » Pourtant les expressions de Rostopchine ne prêtent guère à l’équivoque : il est ennuyé d’entendre débiter la même fable ;… le fait est entièrement faux. Les documens apportés aujourd’hui par M. Barténief lui-même dans le débat modifieront peut-être son opinion sur son héros : dans la correspondance avec Voronzof, la même dénégation se reproduit avec persistance ; en 1813, elle n’était pas commandée par ces considérations personnelles qu’on a pu lui attribuer en 1823 ; c’est peu de mois après l’événement, dans une lettre toute confidentielle à son meilleur ami, qu’il rejette toute part de responsabilité. Il commence par reproduire une allégation ridicule que pas un historien ne pouvait prendre au sérieux : il prétend, que c’est Napoléon lui-même qui fit brûler Moscou ! On croit rêver : à qui le comte Féodor espérait-il faire croire cette absurdité ? A-t-il pu lui-même en être dupe une seule minute ? Quoi ! Napoléon aurait brûlé cette ville, qui était son unique ressource, son seul gage de salut et de paix, à la vue de laquelle il laissa échapper ces mots significatifs : « Enfin ! .. il était temps ! » Que les plus ignorans des moujiks et des soldats aient pu en ce temps-là accuser Napoléon, que les moines du couvent de Troïtsa aient consacré cette ineptie par une plaque commémorative, cela se comprend encore ; mais Rostopchine écrivait six mois après la catastrophe, Voronzof savait aussi bien que lui à quoi s’en tenir sur ce bruit absurde ; comment osait-il lui écrire : « Napoléon fut trompé dans ses grandes espérances sur les dispositions de l’empereur et du peuple russe. Il livra la ville aux flammes pour avoir un prétexte de la livrer au pillage ! » Était-il homme à vouloir tromper son plus intime confident ? On pourrait le croire à lire ce passage d’une lettre de 1814 : « Bonaparte, pour rejeter l’odieux sur un autre, m’a gratifié du titre d’incendiaire, et plusieurs Russes le croient, — moi qui ai perdu à toute cette histoire près d’un million, car Voronovo et tous les établissemens sont brûlés ; ma maison de campagne, qui me coûtait 150,000 roubles, brûlée par ordre suprême de Bonaparte ; ma bibliothèque, mes tableaux, mes estampes, mes instrumens de physique, tout a été pillé et saccagé. Je le dis à vous comme à mon ami, car je ne parle pas de cela et je n’y pense pas. » Sur quelles considérations mesquines il appuie sa dénégation ! Il appelle l’incendie de Moscou une histoire, et, comme s’il n’avait pas conscience de la grandeur de l’acte alors accompli, il regrette ses estampes et ses instrumens de physique. Il donne à entendre que ce sont les Français qui ont brûlé Voronovo. Que devient alors le récit dramatique de Robert Wilson, qui nous montre Rostopchine entrant dans son château avec ses amis, leur distribuant des torches enflammées,