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Beaucoup d’officiers emportèrent de chez nous une conception nouvelle de la vie nationale. « C’est à dater du retour des armées russes, écrivait Nicolas Tourguénief, que les idées libérales, comme on disait alors, commencèrent à se répandre en Russie. » Elles n’eurent aucune prise sur Rostopchine ; il semble que par un fâcheux effet d’atavisme le sang mongol, dont il se vantait quelquefois, ait repris chez lui toute sa force. C’est un Asiatique, un Touranien réfractaire à la civilisation européenne. Six ans de séjour à Paris n’ont en rien modifié ses idées ; le loup est resté un loup. Pourtant il assistait à une lutte politique qui ne manquait pas de grandeur, même après les batailles épiques de l’empire. Il s’agissait de savoir si une constitution libérale était possible ailleurs qu’en Angleterre, et c’est à la France qu’était réservé l’honneur de faire cet essai pour le continent tout entier, pour l’Italie et l’Espagne, livrées à de misérables princes, pour l’Allemagne, où les rois et les grands-ducs faussaient tous les sermens et toutes les promesses de 1813, pour l’Autriche, devenue la citadelle de la réaction européenne. Il s’agissait de savoir si les conquêtes civiles de la révolution seraient maintenues contre les revendications de l’aristocratie et du clergé, et c’est à la France que revenait l’honneur de les soumettre devant son parlement à une solennelle discussion. Rostopchine ne daigna pas prendre parti : il ne voyait à droite ou à gauche que des fous ou des misérables. « Les ultras ne visent qu’à rétablir les parlemens, écrivait-il en 1820, les libéraux veulent une convention, et vous verrez à la fin de cette année recommencer les farces tragiques qui amènent des révolutions dans ce pays abandonné de Dieu et détesté des hommes. » Il se moque des travers de Louis XVIII, « qui digère bien et par conséquent règne glorieusement ; » il méprise autant qu’en 1792 le comte d’Artois. Decazes est un fol Français, un myrmidon ; Manuel est un coquin. Les royalistes ne cessent pas d’être des imbéciles, mais les libéraux sont « le parti de la guillotine. » Quand le duc de Berry tombe sous le couteau de Louvel, Rostopchine ne peut résister au plaisir de placer un bon mot : « Remarquez une chose qui diminue l’horreur du tableau : le coup a été donné à l’Opéra, le blessé transporté à l’Opéra, la famille se réunit à l’Opéra, etc. » Quand naît le duc de Bordeaux, Rostopchine arrive au berceau de l’enfant royal, et, comme les enchanteurs malveillans des contes de fées, jette un sort sur sa destinée : « Je le regarde comme un sursis pour les Bourbons, une espérance pour les royalistes, un proscrit pour les libéraux, une curiosité pour la France et un prétendant pour l’Europe. » II n’aime chez nous ni les uns ni les autres. Rappelons son mot de 1794 : « ils sont toujours des Français ! »

Et pourtant il n’est pas complètement inintelligent de la