Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/858

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

situation ; au contraire, il semble que le vieux seigneur moscovite ait très bien entrevu les conséquences qui découleraient pour l’Europe du triomphe des idées libérales à Paris. Propriétaire d’esclaves, comment ne serait-il pas réactionnaire ? S’il exècre la canaille libérale, c’est qu’il craint sa propagande : « ces jacobins français sont comme les ivrognes qui s’empressent de faire boire le dernier venu pour être au pair. » Or Rostopchine ne se soucie pas qu’on fasse boire ni les Espagnols, ni les Italiens, ni surtout les paysans russes. Il sent sa cause liée à celle des Ferdinand d’Espagne et des Ferdinand de Naples. Même le soulèvement de la Grèce, il le désapprouve ; tout zélé orthodoxe qu’il soit, il aime mieux voir ses coreligionnaires sous le joug ottoman que d’autoriser un tel prétexte de révolutions. Il a fait d’ailleurs une découverte et il voudrait la crier sur les toits aux conservateurs du monde entier : c’est que la France libérale, vaincue sur les champs de bataille, prépare sa revanche par la révolution universelle ; c’est qu’elle trouve une satisfaction d’amour-propre dans le bouleversement des trônes. « Les Français jouissent des sottises des autres en se persuadant que c’est leur ouvrage, et après avoir brigué la gloire d’être les modèles en politesse, en littérature, en législation et en conquêtes, ils ne dédaignent pas de produire des préceptes en révolution, et, par l’enseignement mutuel, de former des élèves en crimes et en trahison. »

Il faut avouer que Rostopchine nous arrange de la belle façon. Les Franzosenfresser d’outre-Rhin ont-ils jamais imaginé de pires gentillesses ? Mais que nos voisins veuillent bien ne pas trop se prévaloir de ces épigrammes contre nous. Ce qui nous a valu l’avantage de ce gros volume d’invectives, c’est que Rostopchine est resté six ans chez nous. Pendant six ans, il a pris plaisir à s’y déplaire. Ah ! s’il avait passé tout ce temps chez nos voisins d’Angleterre ou d’Allemagne, que je les plaindrais ! Au commencement, il est tout miel pour les gens d’outre-Manche : « Il me tarde beaucoup de me voir en Angleterre, écrit-il à Voronzof, pour retrouver la raison et des hommes dans le pays des réalités, comme la France est le pays des variétés. » Heureux Moscovite ! il passe enfin le détroit. Il n’est pas depuis six semaines à Londres que son humeur a tourné : « Je suis tombé de Charybde en Scylla, et la durée de l’égarement moral des deux pays est comparativement ce qu’une minute est au siècle. » — « Ce qui m’a le plus étonné à Londres, c’est que la moitié de l’Angleterre crève d’ennui et l’autre de faim, que l’Anglais libre est l’esclave de la mode et de l’étiquette, et qu’il n’y a que quatre classes de gens polis et prévenans : les marchands, les postillons, les gens d’auberge et les enfans. J’ai vécu sous la protection des lois et du parapluie, car sur trente jours il a plu pendant