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faillit perdre toute son année. Dès lors vint, s’organisant peu à peu, un système de défense qui n’est pas encore entièrement aboli, et qu’on peut appeler le système du découragement.

La lisière du désert fut garnie de quelques forts en terre et de quelques troupes réparties sur une longue ligne idéale qu’on nomme, un peu pompeusement, la ligne de frontière. Cette ligne, les maraudeurs indiens la franchissent où et quand ils veulent. Leur entrée n’est signalée, si elle l’est, que lorsqu’elle est irrémédiable et qu’ils galopent vers les estancias. Tenter de les atteindre serait se leurrer d’une espérance chimérique : ils sont très bien montés, et les soldats assez mal. On est réduit à les attendre à la sortie en tâchant de deviner par quel point ils sortiront. C’est un calcul de probabilités où l’on a quatre-vingt-dix chances sur cent de ne pas tomber juste. Ils saccagent donc, retournent rondement par une autre route, chassant devant eux les troupeaux enlevés et emportant en croupe les captives qu’ils ont pu faire. S’ils viennent donner dans le gros des forces qui les surveillent, — le cas est rare, car ils ont d’excellens éclaireurs, — ils en sont quittes pour se disperser en abandonnant leur butin. Presque toujours, après une anxieuse attente, le chef de frontière apprend qu’ils sont déjà rentrés dans le désert. Il court après eux pour la forme, jusqu’à fatiguer ses chevaux, ce qui ne tarde guère. Quand on leur sabre quelques traînards, c’est l’occasion d’un beau bulletin. Nous allons tout à l’heure voir avec détail ce système à l’œuvre, à propos d’une invasion qui restera mémorable dans la république argentine. On comprend déjà qu’il n’y en a point de plus propre à entretenir le découragement chez les soldats et l’insolence chez les sauvages.

La politique ou, pour parler plus correctement, les ardentes compétitions personnelles qu’on décore d’ordinaire du nom de politique en ce pays, cette turbulente politique qu’on retrouve au fond de tout, vint se mêler aux questions de frontières pour achever de les embrouiller. Issu de l’armée, militaire par profession, mais plus propre à la politique qu’à la guerre, le général Mitre a toujours vu avant tout dans l’armée un instrument de gouvernement. Pendant sa longue administration, il l’avait remplie de ses créatures. La plupart des chefs étaient ou ses paréos, comme le général don Emilio Mitre, son frère, le général Vedia, son beau-frère, ou des soldats de fortune, comme les généraux Arredondo, Rivas, Gelly y Obes, le colonel Borges, nés sur l’autre rive de la Plata, citoyens d’une république rurale, et disposés à subordonner les intérêts du service aux convenances du parti qui les avait élevés. Particulièrement occupés dans leurs grands commandemens de frontière de diriger les élections, de surveiller les mal pensans, de faire la police des opinions, ils devaient souhaiter que la complaisance des