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changement de domicile était attrayant pour ces incorrigibles nomades, autant cette nouveauté était de nature à faire réfléchir le cacique d’abord et même la plupart de ses hommes, malgré les avantages qu’elle leur assurait. Ils ont en effet une traditionnelle et sainte horreur pour tout ce qui est mesurage des terres. L’arpenteur est pour eux l’objet d’une haine superstitieuse dans laquelle ils enveloppent ses aides, ses instrumens, ses opérations diaboliques. Nous devions nous en apercevoir. Ils l’ont toujours vu précéder le colon et annoncer sa venue. Tout champ où il apparaît est perdu pour eux ; ils pourront venir y voler des animaux et s’enfuir, ils ne s’y promèneront plus libres et maîtres d’eux-mêmes, poursuivant le guanaco et l’autruche. Il était dur de venir habiter des terres sur lesquelles ces êtres de mauvais augure avaient d’avance jeté un sort. Toutefois les Indiens dissimulèrent avec soin le refroidissement subit que cette clause avait produit en eux. Catriel se garda bien de toucher mot de la question brûlante ; il éleva des difficultés sur tout autre chose. Elles furent aussitôt libéralement tranchées dans le sens le plus favorable à ses prétentions. Il n’y avait point à s’en dédire, il se trouvait acculé au traité ; il le signa, ou plutôt il y apposa la grossière empreinte du morceau de fer forgé qui lui sert de sceau.

L’annonce inopinée du prochain départ des Indiens, — car les négociations avaient été tenues très secrètes, — éclata comme un coup de trompette dans la petite ville de l’Azul, postée comme une avant-garde de la vie civilisée sur le seuil même du désert, et dont le croquis manquerait à cette rapide esquisse des mœurs de frontière. Tour à tour forteresse et lieu de correction pour les filles repenties du temps de Rosas, plus tard résidence du commandant et dépôt de l’intendance, l’Azul jouissait déjà vers 1850, peut-être en raison même de sa situation excentrique, d’une certaine faveur parmi les aventureux émigrans béarnais. Ils lui donnèrent de l’animation et un cachet particulier. C’est une heureuse surprise pour un Français des Pyrénées que de retrouver acclimatés dans cette ville accorte, en même temps que les arbres fruitiers de son pays, le béret de laine de la montagne et les accens traînans du patois méridional. Cette race entreprenante se mit, le fusil sur l’épaule, à labourer la terre avant de savoir à qui elle vendrait son blé, et à bâtir des moulins avant que le blé fût poussé. Le blé vint, et les moulins prospérèrent, malgré les Indiens, malgré Sierra Chica, malgré tout, car ces robustes et patiens travailleurs ne se découragement de rien.

L’établissement des Indiens de Catriel sur les bords du ruisseau de Nievas, à quatre lieues de la ville naissante, faillit compromettre ces heureux résultats d’une activité intelligente et honnête. À la