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suite de la tribu accourut une cohorte de spéculateurs sans scrupule, Galiciens pour la plupart ; c’étaient en apparence de simples cabaretiers faisant avec les Indiens le, commerce d’échanges, leur achetant contre de l’eau-de-vie des peaux de chevreuils et d’antilopes. En réalité, c’étaient bel et bien des receleurs, et les peaux qu’ils achetaient n’étaient pas celles des bêtes sauvages ; c’étaient les cuirs des bœufs et des chevaux des environs. À ce métier, on s’enrichissait vite. Les Indiens n’estimaient pas très haut le travail, pour eux séduisant, d’égorger et de dépouiller la nuit les animaux au pâturage. Ils se contentaient d’un prix modique, seulement de quoi pouvoir tomber ivre-morts le long du comptoir même du digne trafiquant qui venait de prendre livraison de leur marchandise. Dans le centre de la province, ces vols odieux sont empêchés par les marques à feu qui, apposées sur la cuisse, forment, comme on l’a dit heureusement ici même[1], « l’état civil » de l’animal vivant, et établissent la propriété de ses dépouilles. Il en était autrement, dans ce temps-là, du côté de la frontière et à proximité des garnisons. Les Indiens amis et les soldats recevaient en effet du bétail sur pied pour leurs rations. On négligeait constamment, en dépit ides incessantes réclamations des propriétaires, de contremarquer ces animaux, d’en annuler la marque par une autre placée à côté de la première. Tout cuir de fraude passait dès lors pour cuir d’animal de rations, et était à ce titre la propriété légitime de l’Indien qui le vendait. Il fallait être un opposant bien compromis pour que le juge de paix, qui était régulièrement une créature du grand personnage du district, c’est-à-dire du chef de frontière, cherchât chicane à cet égard, et refusât le laisser-passer officiel qui donnait aux cuirs suspects le droit de circulation sur les marchés. Il a fallu une décision récente du gouvernement de la province pour couper court à ces brigandages.

Les premiers colons de l’Azul, les fondateurs de son agriculture et de son loyal commerce de blé et de farine, protestaient bruyamment contre ces vols cyniques, qui ruinaient les propriétaires et démoralisaient les Indiens. Ils ne voyaient qu’un moyen de les supprimer, éloigner la tribu ; ils adressaient chaque année au gouvernement provincial d’éloquentes pétitions dans ce sens. On accueillait avec sympathie leurs doléances, et on leur répondait invariablement qu’on aviserait. Vingt ans les choses avaient marché, de la sorte. Quand on leur annonça que le départ des Indiens, ce rêve de leur vie, allait devenir une réalité, ils se refusaient à en croire leurs oreilles. Le ministre de la guerre, qui avait dirigé de loin toute cette affaire, gagna ce jour-là plus d’un partisan. Les opposans ne

  1. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1875, une très exacte et très attachante étude de M. Émile Daireaux sur l’Industrie pastorale dans l’Amérique du Sud.