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ne saurait dire qu’elle fut animée, car du côté indien pas un muscle de physionomie ne bougea. Qu’il s’agît de la force des contingens ou de l’étendue des terres, de la durée du service actif ou de la qualité des rations, qu’il s’agît même des fameux reçus si désagréables à Catriel, ni lui ni ses lieutenants ne se départirent de leur glaciale placidité. Ils faisaient valoir leurs arguments d’une façon prolixe et d’un ton monotone, leurs yeux louches obstinément fixés sur le même point du parquet. Cela ne les empêchait pas de saisir tous les prétextes de chicane, et ils arrachèrent plus d’une concession importante à la lassitude de leurs interlocuteurs. Pour qui n’eût pas connu les Indiens, cette âpreté dans la discussion de chaque détail du traité devait être un gage de leur ferme propos de l’accepter sans arrière-pensée. C’était pure comédie, et Catriel le soir, ayant mis bas son masque, dut en rire avec les ambassadeurs du cacique Namuncurà, alors de passage à l’Azul et en visite auprès de ses soldats ; mais, il faut lui rendre cette justice, ce fut une comédie supérieurement jouée. Afin que rien n’y manquât, quand tout fut réglé, signé et paraphé, il crut devoir dans un petit bout de discours déclarer au colonel Levalle qu’il serait désormais son frère ; puis il remonta péniblement à cheval et s’éloigna.

Au moment où j’allais partir le lendemain, ces ambassadeurs du cacique Namuncurà, dont je parlais tout à l’heure, me valurent une singulière commission. Ils arrivaient de Buenos-Ayres, où ils étaient venus négocier un traité de paix et d’amitié, et avaient traversé l’Azul la veille, regagnant leur lointaine tribu. Ces singuliers ambassadeurs y avaient marqué leur passage en enlevant une petite fille de six ans. Les parens éplorés, jugeant que j’arriverais presqu’en même temps qu’eux au fort Lavalle, vinrent me supplier de m’employer auprès du commandant du fort pour leur faire rendre leur enfant. Par malheur, le commandant du fort Lavalle était un de ces vieux officiers qui n’ont d’autres titres à un grade élevé qu’une longue et méritante médiocrité dans les grades subalternes. Il n’était point parvenu à se rendre compte des changemens survenus dans la politique avec les Indiens, et en était resté au temps où l’on considérait leurs crimes habituels comme de pures gentillesses. Il me parla du caractère sacré dont sont revêtus les ambassadeurs dans les pays civilisés, et jugea qu’une intervention de sa part le compromettrait gravement en amenant de désagréables incidens diplomatiques. Je n’avais pas qualité pour forcer ces comiques scrupules. J’eus du moins la curiosité d’aller examiner ces fameux ambassadeurs. Justement ils étaient chez le fournisseur pour réclamer leurs rations. Ils avaient tout à fait la mine de leur emploi, bien entendu leur emploi de voleurs d’enfans. Quant à la petite