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balles, à l’est, à l’ouest et au nord du fortin. Une autre troupe, qui n’avait pas donné, sortit d’un bas-fond vers le sud et se mit à camper tranquillement, après avoir placé des vedettes et échangé avec les premiers arrivés une série de messages. Il était clair qu’ils avaient été envoyés pour nous cerner au moins autant que pour nous surprendre. Nos conjectures sur l’importance stratégique du fortin Aldecoa se réalisaient. Nous pouvions suivre à la lunette tous leurs mouvemens. Ils s’occupèrent d’abord de charger leurs morts deux à deux sur des chevaux et les emmenèrent. On compta trois chevaux ainsi chargés. On discerna aussi parfaitement le départ de deux cavaliers dans la direction de l’Azul. C’était de ce côté que devait nous tomber l’invasion : on déjeuna en l’attendant.

Vers dix heures, un épais nuage de poussière nous annonça qu’elle arrivait. Bientôt on distingua le mugissement des bœufs et, chose plus inquiétante, le bêlement des moutons. C’est une ruse des Indiens, quand ils ont absolument envie d’enlever un fortin et qu’ils ont des moutons sous la main, de les pousser dans le fossé. Ces sottes bêtes s’entassent jusqu’à hauteur du parapet et forment une chaussée par-dessus laquelle de hardis cavaliers peuvent charger à la lance. Il faut convenir que nous avions compté sans les moutons. Il était sans exemple que les Indiens amenassent ces animaux, qui marchent lentement et se fatiguent très vite ; mais Catriel, en regagnant le désert, avait tenu à y acclimater des troupeaux dont les rudimens de civilisation qu’il possédait lui avaient révélé l’importance. Il avait donc chassé devant lui ses propres moutons d’abord et tous ceux qu’il avait rencontrés sur la route. Il y en avait une trentaine de mille. C’était vingt fois plus qu’il n’en fallait pour nous engloutir sous des montagnes de laine. Heureusement nous entendions pétiller du côté de Lavalle une vive fusillade ; mais nous eûmes beau interroger l’horizon, la fusillade s’éloigna. Ce n’était qu’une diversion des Indiens pour entraîner les troupes sur une fausse piste. On se prépara donc aux grandes choses qu’on allait accomplir. Les Indiens avaient fait halte et semblaient hésiter. Enfin un cavalier piqua droit sur nous, sans armes. À la lunette, on croyait reconnaître un chrétien d’après sa manière de monter à cheval. On le laissa approcher, et on lui intima l’ordre de mettre pied à terre. C’était un chrétien en effet, très connu des soldats, un orfèvre de l’Azul ou plutôt, car le mot orfèvre exprime très mal cette profession essentiellement argentine, un platero, un argentier, un fabricant de ces lourds ornemens d’argent dont les gauchos et les Indiens surchargent leurs selles et leurs brides. Fait prisonnier aux portes de l’Azul, et heureusement lié avec Catriel par d’anciennes et amicales relations, il avait été simplement retenu captif ; mais quelle captivité ! Demi-nu, roué de coups, affamé, il venait de passer trois