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éclairés. À l’affaire d’Utovo, tout un parti qui s’était attardé sur le champ de bataille pour exécuter cette lugubre besogne de la mutilation fut enveloppé par les Turcs, qui à leur tour ne firent pas de prisonniers.

Ce sont ces procédés épouvantables qui ont donné à la lutte un caractère féroce. Le fait d’ailleurs n’est pas spécial à ces régions, nous l’avons bien éprouvé dans nos guerres d’Afrique, et dans tout le pays de l’islam les combattans en agissent ainsi. À la bataille de Los Castillejos, lors de la campagne des Espagnols contre les Marocains, un escadron de hussards de la princesse, commandé par le marquis de Fuente-Pelayo, étant tombé dans un fossé creusé par l’ennemi et soigneusement recouvert de feuillage, les cadavres des officiers et des soldats qui ne purent échapper furent mutilés sous nos yeux, et les têtes presque instantanément séparées du tronc En somme, il résulte de cette conversation avec notre hôte qu’un chirurgien mahométan qui a étudié dans les hôpitaux Français, suivi nos cliniques et écouté les leçons de nos grands praticiens, se trouve bien empêché en face d’un sujet blessé au bras ou à la jambe, qu’il sauverait certainement s’il pouvait l’amputer, mais qu’il doit traiter sans espoir, se bornant tout au plus à prévenir l’aggravation du tétanos. C’est le cas du chirurgien militaire qui nous accompagne ici ; il avoue que la lutte n’a pas été longue dans son esprit entre les convictions qu’il a acquises hors de son pays en pratiquant un art utile à l’humanité, qui sauve l’existence d’un homme voué à la mort, et la résignation du fatalisme prescrite par sa religion, qui s’en remet à Allah du soin de le guérir sans même le panser.

Au lever du jour, après avoir reposé sur les divans du docteur enveloppés dans nos couvertures de voyage, nous prenons la route qui suit la Save et nous nous dirigeons, non plus vers Tribicci, où la colonne s’est avancée la veille, mais vers Sviniar, située de l’autre côté de la Verbaz. La ville de Berbir est déserte à cette heure matinale. Après avoir franchi le faubourg, où s’élèvent quelques maisons à la franca, bariolées de paysages peints à fresque comme des cabarets italiens, nous arrivons devant le konah, construction en bois pourvue de grands balcons saillans. Le docteur, notre hôte, nous précède, vif, sautillant, alerte comme un jeune homme ; il veut se charger de toutes les démarches. Le konah lui-même semble désert, la garde est endormie ; notre guide disparaît sous le péristyle après m’avoir donné à entendre que je dois passer, pendant que nous traversons la ville, pour un chirurgien français qui arrive du camp et qui rejoint la colonne. Il revient en nous disant que depuis hier on a eu avis par télégraphe du mouvement exécuté par les troupes ; elles se sont portées en avant et ont été déjà engagées la veille assez tard, après notre départ. On compte ce matin même déloger les bandes des hauteurs qu’elles occupent.