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Milan à Sivas, des raïas aux Turcs, et nous effleurons toute chose. Ces dames sont venues jusqu’ici voilées comme des femmes turques en voyage ; elles éveillaient trop l’attention quand elles étaient revêtues du costume européen. Depuis dix ans, elles parcourent ce grand empire ottoman du nord au midi, selon les caprices d’un gouverneur ou la volonté de celui qui dirige le service médical à Constantinople.

On me donne quelques notions sur le service de santé de l’armée turque. La plupart des praticiens qui le composent sont étrangers, Allemands, Hongrois, Tchèques, Grecs et Italiens. On compte aussi un certain nombre de Français parmi eux, mais le nombre de ces derniers diminue de jour en jour. J’ai trouvé trois hôpitaux sur ma route, celui de Novi, celui de Bajnaluka, celui de Berbir ; le premier est dirigé par un Slave de Prague, le second par un Hongrois de Pesth et le troisième est aussi confié à un Hongrois. Ce service laisse beaucoup à désirer dans toute l’armée turque, et les blessés qu’on a évacués sur l’hôpital de Bajnaluka après les deux combats qui ont eu lieu cette semaine, y sont arrivés trop longtemps après et en état désespéré. Une circonstance grave rend d’ailleurs la pratique de la chirurgie extrêmement difficile dans l’armée turque : toute amputation nécessite une autorisation qui n’est donnée qu’à la suite d’une enquête. Or, avec les formes en usage dans l’administration ottomane, on s’imagine aisément quelles conséquences résultent de cette prescription, qui nous paraît monstrueuse avec nos idées européennes, mais dont la source est dans la foi même des musulmans. C’est une croyance répandue parmi eux que, s’ils se présentent à la porte du Paradis privés d’un membre ou même défigurés, ils ne peuvent être admis qu’après une très longue attente à participer aux félicités suprêmes promises par le Prophète. Les coupeurs de tête des régions de la Narenta vivent aussi dans cette superstition, et c’est ce qui explique que, dans cette lutte féroce entre raïas et Turcs, on retrouve sur les champs de bataille tant de cadavres mutilés. Les moins fanatiques ou les plus disciplinés ne résistent point à la tentation de rapporter au moins le nez ou les oreilles de ceux qu’ils ne décapitent point. À la suite du massacre des chrétiens de Popovo, où les réguliers rejetèrent le forfait sur les bachi-bozouks, les ordres de Constantinople furent si formels, que les officiers ont dû s’opposer à la mutilation des morts sous peine du châtiment capital ; mais aujourd’hui encore les irréguliers ne regardent une victoire comme complète que s’ils ont déshonoré le cadavre de l’ennemi. Ce n’est plus un mystère pour personne que les insurgés, surtout ceux du bassin de la Narenta, usent souvent des mêmes procédés et s’en font volontiers gloire, à moins qu’ils n’aient pour chefs des hommes très énergiques et