Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corps, pareils à un fluide incapable de consistance, incapable de se solidifier. La droujina et les boïars trouvent la servitude au lieu de l’indépendance au bout du droit de libre service. Un moment, sous les derniers Rurikovitch et les premiers Romanof, la Russie semble, grâce au mestnitchestvo, en possession d’un moule hiérarchique spécial d’où pourrait sortir une nouvelle aristocratie ; ce moule est brisé sans effort comme une forme usée, après n’avoir servi qu’à ravaler les kniazes descendans de Rurik au rang des boïars moscovites. Cette œuvre accomplie, les tsars travaillent à l’abaissement simultané des deux élémens rivaux, des kniazes et des boïars. En vain à chaque changement de règne, à chaque régence surtout, les anciennes familles tentaient de reprendre le pouvoir ; ces entreprises mal dirigées, mal exécutées, presque toujours faites sans ensemble au profit de deux ou trois individus ou de deux ou trois familles, n’avaient jamais qu’un succès éphémère et tournaient toujours aux dépens de leurs promoteurs, aux dépens des boïars. Ces tentatives en apparence aristocratiques montrent elles-mêmes combien l’esprit aristocratique, esprit de corps et d’union, manque à la Russie. Aussi en dépit de tant d’occasions favorables, en dépit de minorités répétées et prolongées, en dépit de l’extinction de la dynastie régnante et de l’élection d’une dynastie nouvelle, malgré la faiblesse des usurpateurs du XVIIe siècle, malgré l’instabilité ou l’indécision du droit de succession au XVIIIe, tous les essais d’aristocratie ou d’oligarchie, toutes les imitations de la Suède ou de la Pologne ont misérablement échoué. L’obstacle n’était pas seulement dans la force traditionnelle du pouvoir, il était dans la constitution même du dvorianstvo, dans l’indifférence ou l’opposition de la masse de la noblesse, peu empressée à servir d’instrument à l’ambition de quelques familles.


IV

En aucun pays, le système de classement hiérarchique d’après le grade, d’après le service, n’a été aussi souvent, aussi rigoureusement appliqué. De la vie publique, le tableau des rangs a parfois pénétré dans la vie privée ; encore aujourd’hui on peut se heurter au classement officiel en des lieux et des circonstances où l’on est étonné de le rencontrer. Un étranger y croirait reconnaître quelque chose d’asiatique ou de byzantin. Dans aucun pays de l’Europe le grade ou le titre de l’emploi n’a été au même degré la mesure de la valeur ou de la considération de l’homme. Il y a là encore pour beaucoup de Russes une sorte de règle à toiser le mérite et d’échelle à proportionner les égards. A la question si brusquement jetée et si résolument décidée par Pascal dans ses Pensées : qui