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la France, l’on se soit jusqu’à présent aussi peu soucié des moyens de restaurer notre gloire intellectuelle, et d’assurer du même coup une éducation meilleure aux Français de demain. Dans des universités en effet, les maîtres, isolés aujourd’hui, de nos facultés et de nos grandes écoles, comprendraient et proclameraient leur mission d’éducateurs. Ils coordonneraient leurs efforts pour que toutes les parties de la science fussent enseignées et que le lien en fût visible à tous. La jeunesse auprès d’eux continuerait à se préparer à des professions diverses, mais ils ne souffriraient plus que la préoccupation du métier hantât seule les intelligences. Ils élargiraient l’étroit horizon qui suffit aujourd’hui au regard de l’étudiant. Ils introduiraient le futur médecin à la faculté des sciences, où les sciences naturelles, la physique et la chimie ont tant de choses à lui apprendre ; le futur magistrat à la faculté des lettres, où le réclament la philosophie, l’histoire, la philologie, ces flambeaux des études juridiques.

Une fois la curiosité intellectuelle éveillée, elle ne s’endormira plus. Que sur ce théâtre retentissant d’une université vivante une voix se fasse entendre qui domine les autres par l’autorité du talent ou du génie : quoi qu’elle enseigne, la jeunesse entière fera silence pour l’écouter ; pas une grande découverte ne passera inaperçue, pas une vérité utile ne sera perdue. Alors sera trouvé le « chemin de la vie supérieure,  » et le vide que laissent les religions en s’en allant sera en partie comblé. Les progrès du matérialisme et du petit esprit s’arrêteront dans cette France qu’ils menacent d’envahir et les âmes retrouveront le sentiment, nécessaire à qui veut bien vivre, qu’il y a « quelque chose au-dessus de la vie ! » C’est un rêve, dira-t-on, mais qui est réalisable, avec de longues méditations, une grande persévérance, beaucoup d’argent, et qu’il faut réaliser, car le système actuel d’éducation est condamné sans rémission. Qu’avons-nous gagné à vouloir être pratiques, comme on dit, et à passer sans transition du collège aux affaires ? Nos affaires, les avons-nous donc si bien conduites ? Nous n’avons que trop montré la justesse de cette profonde parole d’un homme politique allemand, M. de Mohl : « Les choses vont bien mal dans un pays où la plus haute culture intellectuelle consiste en une simple aptitude aux affaires, dans un état dont les fonctionnaires dirigeans ne sont pas en même temps les esprits les plus cultivés de la nation ! » C’est pourquoi il faut demander de nouvelles forces à l’éducation par la science, c’est-à-dire à l’art « de former dans l’homme un esprit solide et assuré, et une ferme et infaillible bonne volonté,  » comme parlait Fichte aux futurs volontaires de la guerre d’indépendance.


ERNEST LAVISSE.