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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/468

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intimement liées à la fortune de ses deux chefs-d’œuvre et qui parcourent ainsi le monde en l’évangélisant au nom d’Aïda et de la Messe pour Manzoni ! Teresa Stolz surtout semble brûler de cette flamme du prosélytisme. Il y a dans sa voix chaude et nerveuse, dans son geste ému, attendri, comme une puissance de conviction qui vous électrise. Regrettons seulement que pour une fois qu’il nous est donné d’admirer au théâtre la grande artiste elle nous apparaisse sous les traits d’une Éthiopienne plus que basanée. Piètre ornement pour la beauté que ce maquillage sombre ! Du reste nous touchons au côté critique du sujet ; cette couleur locale de commande, et fort de circonstance au pays des Pharaons, devient en Europe une vraie disgrâce et projette même à la longue une certaine monotonie sur la partition.

Sans être un esprit absolument frivole, on peut n’avoir qu’un enthousiasme assez médiocre pour le cérémonial du vieux culte égyptien. Ces idoles colossales, ces dieux à tête de singe ou d’épervier, nous les connaissons d’ancienne date, et le théâtre italien ne nous les a que trop servis ; vous me direz que depuis, les temps ont marché et que les prêtres et prêtresses d’Isis, dans Aïda, composent un personnel bien autrement sérieux que les ministres légendaires du temple de Belus dans la Semiramide de Rossini ; il n’en est pas moins vrai que ces allées et venues de figurans en costumes plus ou moins hiératiques, impriment à l’action un caractère d’éternel solennel, dont la musique se ressent ; les mouvemens lents prédominent, les contrastes manquent ; toujours des marches triomphales et des chœurs de prêtres, il vous faut attendre un acte entier pour saisir au vol une mesure à trois temps. Au Caire, l’égyptologie avait sa raison d’être, mais nous qui n’aimons guère ce vieil Orient qu’à l’Académie des inscriptions et ne nous intéressons, au théâtre, ni à ses mœurs, ni à ses religions, ni à sa politique, ces processions de mystagogues et ces défilés de moricauds, ce rituel et ce bois d’ébène nous ennuient. N’importe, étant donné ce sujet ethnographique traversé par trois ou quatre situations transcendantes, mais toujours dans la violence et la note sombre, on n’en admire que davantage le génie du musicien capable de vous promener ainsi dans une crypte, et de vous y tenir en haleine et sous le charme quatre heures durant.

Arrivé à ce point de sa carrière, Verdi ne s’y arrêtera pas ; fort de sa virtualité native et des riches trésors acquis, il tentera au théâtre comme ailleurs d’autres explorations, et le jour qu’il lui plaira de s’inspirer d’un poème intéressant, varié, poétique, et surtout mieux en rapport qu’une chronique du temps des Pharaons avec les idées et les goûts de l’âge actuel, ce jour-là, l’auteur d’Aïda lui-même aura trouvé son maître.


F. DE LACENEVAIS.