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nous passerons outre ; nous prendrons le prince Léopold sans princesse française. » À ces mots, le général Sébastiani ne put contenir sa colère : « Si Saxe-Cobourg, dit-il en se levant, met un pied en Belgique, nous lui tirerons des coups de canon. » L’envoyé belge répliqua aussitôt : « Des coups de canon ! Nous prierons l’Angleterre d’y répondre. — Ce sera donc la guerre générale, reprit le ministre. — Soit, ajouta M. Gendebien, mieux vaut pour nous la guerre générale qu’une restauration hollandaise, une humiliation permanente et sans issue. »

Comment expliquer une telle scène ? Et se peut-il, en vérité, que le roi Louis-Philippe et son ministre aient tenu un langage si différent ? Oui, le fait est certain, mais tout s’explique aisément quand on y regarde de près. Deux des conseillers du roi des Français, le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères, et M. de Talleyrand, ambassadeur de France à Londres, ne redoutaient pas du tout une complication générale dont la conséquence aurait pu être le démembrement de la Belgique. Ils espéraient qu’une partie en reviendrait à la France. M. de Talleyrand avait sur ce point des idées très personnelles qui l’ont occupé pendant toute une année. Il osait même en parler à l’ambassadeur de Prusse, M. de Bulow. « Si la Prusse, la Hollande et la France, disait-il, se mettent d’accord au sujet du partage, il ne sera pas difficile, d’obtenir le consentement de l’Angleterre, et alors pourquoi se donner les embarras d’une nouvelle monarchie à constituer ? » Ce n’était là qu’une visée particulière de M. de Talleyrand, rien ne prouve qu’il ait reçu à ce sujet des instructions du général Sébastiani ; quant au roi Louis-Philippe, il est parfaitement certain qu’il a toujours désiré une Belgique indépendante et neutre. Le parti qui poussait chez nous à une rupture complète des traités de Vienne avait beau jeter ses clameurs et accuser la timidité du gouvernement, le roi, dans sa ferme sagesse, sentait bien que l’affranchissement et la neutralité de la Belgique étaient pour la France un avantage inappréciable. Exposer aux hasards de la guerre un résultat presque assuré lui eût semblé un acte de folie. Cette politique fut constamment la sienne. Il ne voulut jamais se séparer de la conférence de Londres, il ne chercha jamais aucun moyen de nous annexer une partie de la Belgique ; il croyait avec raison que la vraie fortune de la France à l’extérieur devait être la richesse des influences morales. S’il consentit quelques semaines plus tard à l’élection du duc de Nemours par le congrès du peuple belge, c’est qu’à ce moment précis un des incidens de la lutte l’obligeait à ne pas écarter cette manifestation. Il se trouvait qu’à défaut du candidat de la maison d’Orléans, un candidat bonapartiste avait des chances d’être élu ; la candidature du duc de Nemours était un sûr moyen d’empêcher