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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/533

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de la peine, il a dépensé beaucoup de talent pour nous prouver qu’on pouvait donner à l’article-Paris des proportions épiques, grandioses ou olympiennes ; il a inventé le bibelot monumental. Il a peint un boudoir, et dans ce boudoir, où l’on respire un air capiteux, un splendide divan du plus beau rouge, de grandeur à la fois naturelle et idéale. Les étoiles, les coussins, les accessoires, sont rendus avec une rare habileté et avec un sentiment de l’harmonie des tons qui aurait enchanté Regnault. Sur le divan est nonchalamment assise une femme emprisonnée dans un peignoir de satin blanc bordé de fourrure ; elle tient à la main un éventail de plumes ; son lévrier est étendu à ses pieds sur un tapis d’autruche. Cette femme est-elle vraiment une femme ? Elle est si frêle que, si on la serrait un peu fort entre le pouce et l’index, on craindrait de la casser. On peut se rassurer ; l’intelligente artiste, la célèbre sociétaire, de la Comédie-Française, à qui ressemble cette étrange créature, n’est pas aussi fragile que M. Clairin voudrait nous le faire croire ; dût-elle tomber quelque jour du haut de son piédestal, qui grandit chaque année, Mlle Sarah Bernhardt ne se cassera pas. Si c’est bien elle que M. Clairin a voulu représenter, il nous la montre répétant un de ses rôles, le plus sinistre de son répertoire. Une langueur morbide est répandue sur son pâle visage ; son regard est perdu dans le vide, noyé, presque mort. Elle a l’air de dire avec le poète :

Si mon cœur fatigué du rêve qui l’obsède
A la réalité revient pour s’assouvir,
Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir.

Vous en avez assez ; voulez-vous voir autre chose, changer d’idée et vous remettre les nerfs ? Transportez-vous devant la pêcheuse de crevettes, devant la Femme du Pollet de M. Antoine Vollon. Quel contraste, grand Dieu ! et qu’il est réjouissant ! M. Vollon, l’admirable peintre de natures mortes, s’est fait fort de nous montrer qu’il ne lui était pas plus difficile de peindre une femme qu’une marmite ou un poisson, et sa démonstration est aussi probante que possible, De quelle touche large, moelleuse et grasse il a exécuté ce morceau ! Toute la graisse qu’il mettait jadis dans ses chaudrons, il l’a ramassée au bout du pinceau dont il a brossé son héroïne. Elle est puissante et plantureuse ; coiffée d’un béguin, une manne d’osier sur le dos, un peu débraillée, le sein nu, les jambes nues, traînant fièrement ses sabots, elle marche la tête haute, le poing sur la hanche. Ce n’est pas elle qui s’écrierait jamais :

Mon rêve est assez vrai, du moins, s’il n’est pas beau,
Je n’aurai pas besoin demain d’être endormie
Pour en faire un pareil, — je me tuerai ce soir !