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religieux et agraire, c’est l’histoire de la province qui seule nous dira clairement pourquoi, selon les termes de la note du comte Andrassy, « l’antagonisme qui existe entre la croix et le croissant a pris dans la Turquie d’Europe des formes aussi acerbes, » par quelles circonstances, depuis plus de quatre cents ans que dure la domination, la propriété, jusqu’à ce jour, s’est presque toute entière localisée aux mains des musulmans.


I. — LA CONQUÊTE. — ORIGINE DES CLASSES. — LE RAÏA.

L’entrée des musulmans en Bosnie sous le commandement de Mohamed-Féthi met fin en 1463 à l’indépendance du royaume ; son dernier souverain serbe, Stéphan-Tomasévich, est mis à mort, et le pays est incorporé à l’empire du sultan. Vingt ans après, l’Herzégovine, jusque-là gouvernée par ses ducs, feudataires du roi Stéphan, est envahie à son tour par Mustapha Giurgevich ; on nomme un gouverneur général ou vali représentant l’autorité du sultan, et de ce territoire on fait un sandjak ou préfecture dépendant de la Bosnie. Au moment où ils furent soumis, les habitans des deux provinces, de race serbe, occupaient le pays depuis plus de huit cents ans ; ils étaient chrétiens, mais divisés déjà par le schisme des églises grecque et latine. Le mahométan vainqueur, selon sa loi, offre au vaincu le droit de cité et tous les privilèges inhérens à la qualité de musulman s’il veut embrasser l’islamisme ; mais, s’il entend conserver sa foi, il paie le tribut, et on lui impose un esclavage relatif. C’est l’esprit même du Koran : « Reconnaissez qu’il n’y a qu’un Dieu et que Mahomet est son prophète, et vous aurez les mêmes droits que nous sous notre loi ; sinon j’enverrai contre vous des hommes qui aiment la mort plus que vous n’aimez à boire du vin ou à manger de la chair de porc, et je ne vous quitterai point, s’il plaît à Dieu, que je n’aie écrasé ceux qui combattent pour vous et que je n’aie fait des esclaves de vos enfans. »

Le peuple chrétien des deux provinces comprenait, au moment de la conquête, des magnats ou nobles et des colons ou prolétaires ; parmi les magnats, un tiers environ périt dans la lutte et dans de grands massacres devenus légendaires ; un second tiers passa les montagnes de Dalmatie et le fleuve la Save pour se réfugier en Autriche ; le troisième embrassa l’islamisme. Pour les colons, une grande partie d’entre eux émigrèrent dans les mêmes provinces, et presque tous ceux qui, quoique vaincus, voulurent rester attachés au sol, conservèrent la foi chrétienne et payèrent le tribut. Ils devinrent donc les serfs, non-seulement des nobles, Serbes comme eux et chrétiens comme eux hier encore, mais aussi des prolétaires leurs égaux, qui venaient de renier leur religion pour acquérir les