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constitution de l’empire pour la mettre en harmonie avec les idées modernes, on vit, singulier contraste, les Bosniaques musulmans et les Arnautes, les derniers convertis de tout l’empire, combattre avec acharnement contre la Porte elle-même, et ces Turcs lutter contre les osmanlis pour l’intégrité du principe religieux.

Au début de la conquête, sous la loi des capitaines, des begs et des agas, quelle avait été la condition du raïa ? Soumis en 1463, il avait pu conserver sa religion et sa propriété jusqu’en 1521, sous la réserve de payer le tribut, le vainqueur se souciait peu de ce menu peuple qui était pauvre et qui vivait attaché à la glèbe : c’était le troupeau ; mais quand, dans la première moitié du XVIe siècle, commencèrent ces grands passages de puissantes armées turques de l’Asie et de la Roumélie que les sultans lançaient tantôt contre les Hongrois, tantôt contre les Autrichiens et les Bohèmes, l’exaction entra sur le territoire avec le soldat musulman, et constamment opprimés, pillés, menacés dans leur existence, dans leur propriété, dans leur honneur, les chrétiens se réfugièrent en masse à Baguse, à Macarsca, dans toute la Dalmatie, et au nord dans les confins militaires. Passant la Unna et la Save, ils émigrèrent en Croatie et en Slavonie, emportant avec eux le souvenir légendaire des injures et des violences subies, et léguant leur haine à leurs enfans. Il suffit d’avoir parcouru ces provinces pour juger jusqu’à quel point ces ressentimens sont profonds encore aujourd’hui chez le peuple qui les habite, et c’est ce qui a rendu la situation de l’Autriche si difficile pendant toute l’insurrection. Après les passages, la peste se déclara, et le pays, déjà si éprouvé, resta tout entier aux vainqueurs et aux anciens Slaves convertis, qui occupèrent presque tout le territoire sans droit de propriété. En 1683, quand les Turcs entreprirent le siège de Vienne, Jean Sobieski les ayant refoulés, l’armée, en retraite, repassa par la Bosnie, et ces hordes de musulmans humiliés, vaincus, saccagèrent encore une fois la province, brûlant les églises des chrétiens, détruisant leurs couvens, semant la terreur même parmi les renégats. S’il était resté quelque raïa attaché au sol, il lui fallut définitivement l’abandonner, et l’on vit les derniers chrétiens quitter le pays sous la conduite de leurs prêtres. Les propriétés avaient été déjà occupées par les Serbes convertis ; cette fois ces derniers s’emparèrent même des demeures abandonnées, ils s’y établirent et firent un partage légal du sol. En 1739, l’empereur d’Allemagne et le sultan ayant signé la paix, on stipula le rapatriement des émigrés ; mais, comme aujourd’hui, ceux de la Dalmatie n’eurent pas confiance dans les promesses des Turcs, et la plupart restèrent définitivement fixés de l’autre côté du Vélébit. Quant à ceux qui avaient passé la Unna et la Save, ils rentrèrent dans la Croatie turque et dans la Bosnie, redemandant aux renégats leurs