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champs et leurs toits. Tous ne parvinrent point à les recouvrer ; la plupart acceptèrent des transactions, devenant doublement tributaires, du sultan d’abord comme raïas, puis du beg, qui leur faisait payer la restitution de leur propre bien. Les émigrés relevèrent les maisons, rétablirent les clôtures, plantèrent des arbres fruitiers, convenant avec leurs propriétaires de leur donner le neuvième des produits et de payer un droit de pâture. Dans la Bosnie centrale et dans l’Herzégovine, pendant le temps qu’ils avaient occupé indûment la terre, les Turcs avaient bâti de nouvelles maisons et défriché le sol ; les raïas qui rentraient de l’émigration devinrent leurs fermiers. L’autorité n’intervint jamais dans ces pactes : les maîtres fournissaient les bœufs pour le labourage, les semences, les chevaux pour battre le blé, et les colons étaient tenus de leur donner la moitié des produits, en outre des impôts payés à l’état.

Jusque-là tout allait bien, et le raïa pouvait vivre : c’était après tout la condition de la plupart de nos paysans d’Europe ; cependant comme les familles des capitaines et des begs s’augmentaient sans que leur propriété s’accrût, ces derniers se concertèrent entre eux et introduisirent un nouvel impôt, la robote (servitude de la terre), qui stipulait le défrichement par le colon d’une parcelle de terrain appartenant au beg, jusque-là restée inculte, et dont le produit tout entier lui serait dévolu. On supporta quelque temps cette aggravation, mais, après l’insurrection de Grèce, comme il y avait dans le monde un courant d’idées humanitaires et que les écrivains politiques s’enflammaient facilement pour les idées généreuses, la presse allemande agita cette question des impôts payés par les raïas. La diplomatie prit l’éveil : enfin en 1839, les chrétiens s’étant soulevés, des agens envoyés dans les provinces ouvrirent des enquêtes, et les colons furent invités à faire parvenir leurs plaintes au cabinet de Vienne, qui les transmit au sultan. Impuissant à abolir la robote, le souverain ordonna de la régulariser, et la servitude de chaque famille fut limitée à deux journées par semaine. Il ne suffit pas qu’un décret soit publié par la Porte pour qu’il soit exécuté dans les provinces ; pendant huit années, de 1840 à 1848, les exactions furent les mêmes. Le cabinet de Vienne dut intervenir encore avec plus d’énergie. La Turquie désormais ne pouvait plus vivre isolée du reste de l’Europe ; sa sécurité intérieure et son intégrité étaient devenues nécessaires à l’équilibre européen. Le sultan inaugura une série de réformes, et la première de toutes fut la révision de la robote. Une commission siégea à Travnik avec la mission spéciale de s’occuper de cette question.

On est frappé de voir que les événemens, dans cette partie de l’Europe orientale, se représentent toujours avec le même caractère inhérent au génie de la race et à l’esprit du mahométanisme.