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en jouir il faut que les chrétiens soient pourvus d’une autorisation qui émane du vali ou du caïmacan, et que cette formalité devient irréalisable à cause des entraves qu’y apporte le fanatisme, l’insouciance ou la mauvaise volonté des musulmans. Pourquoi donc cette anomalie, et lorsque l’Arabe assiste impassible aux manifestations religieuses des chrétiens de Jérusalem, lorsque le Rouméliote et l’Albanais affectent, sinon une tolérance raisonnée, au moins une indifférence réelle à leur égard, comment le musulman de Bosnie et d’Herzégovine, rebelle à la volonté même du sultan et aux prescriptions du vali, poursuit-il le raïa de sa haine et se refuse-t-il à le faire bénéficier des dispositions libérales des réformes octroyées ?

La raison invoquée par le comte Andrassy est certainement péremptoire, la comparaison que fait le raïa entre son propre sort et celui de ses frères soumis à l’empire austro-hongrois et séparés de lui seulement par un fleuve ou par une montagne, lui rend sa condition d’infériorité plus pénible ; mais cette raison n’est pas la seule, et ce n’est qu’un des côtés de la question ; le mal vient de plus loin. C’est une grande calamité pour tous qu’à un moment donné de leur histoire des chrétiens slaves soumis aux rois de Bosnie, vaincus par des musulmans, aient abandonné leur religion pour embrasser l’islamisme. Il est dans le caractère même du Slave de s’exalter pour la religion qu’il suit, et, sans faire allusion à la Pologne, les exemples ne manquent pas à l’appui de cette assertion. Si l’essence de la religion que le Slave professe est le fanatisme, il s’exalte dans son ardeur, et ce fanatisme chez lui arrive à l’extrême limite. De là la différence qu’on constate entre le Slave musulman d’en haut, descendant des renégats bosniaques de l’époque de la conquête, et l’osmanli d’en bas, suspect au premier dans sa foi, parce qu’il a accepté les réformes consenties par les sultans depuis Mohammed jusqu’aujourd’hui. D’un autre côté, en face de ce Bosniaque slave et musulman, se trouve le Bosniaque slave et chrétien, aussi exalté que lui dans la foi contraire, pour les mêmes raisons puisées dans le caractère de sa race, et qui a de plus ce ressentiment traditionnel né d’une trahison et d’une apostasie qu’il n’a jamais oubliées.

Ce n’est pas tout encore, il existe une incompatibilité rédhibitoire entre les réformes accordées et l’esprit même du Koran. Le livre sacré est en même temps la loi civile et la loi religieuse, le code et l’évangile ; sans doute il ordonne que, le tribut payé, le chrétien puisse librement exercer sa foi, et il proscrit le prosélytisme ; mais il n’en a pas moins tracé entre le musulman et le raïa une ligne de démarcation infranchissable et il a inscrit son infériorité