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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/883

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tomber ; par un geste aussi solennel que simple, il porte sa main droite à son chaperon. Ses lèvres frémissent, elles disent tout bas : « La voilà donc, cette princesse si admirée. Elle a passé ainsi que l’herbe des champs ; le matin elle fleurissait, le soir nous la vîmes séchée ; la voilà telle que la mort nous l’a faite. » M. Laurens possède des qualités rares en ce siècle, la simplicité dans la noblesse, la sobriété dans l’éclat, le contenu dans l’émotion, le calme dans la victoire. On lui reproche de trop aimer et de prodiguer les cadavres ; il en fait un si bon usage que nous n’aurions garde de les lui marchander. Non-seulement il les habille à merveille, il leur fait prononcer ces fortes et sombres paroles qu’on apprend dans les lieux cachés, dans les demeures souterraines. Les cadavres de M. Laurens ne déclament jamais ; ils parlent comme il convient au silence éternel de parler.

Oui, la vérité dans le sentiment, l’amour de ce qu’on fait et un grain de poésie suffisent pour ennoblir tous les sujets. Qui pourrait en douter en présence de cette délicieuse composition que M. Berne-Bellecour a intitulée la Desserte ? Une belle nappe damassée, sur cette nappe un peu de verdure dans une jardinière, une cave à liqueurs, des fruits dans une coupe de cristal, des fraises, des oranges, un sucrier en vermeil qui s’entr’ouvre, des tasses à café d’un vert tendre, des bols bleus, une cafetière d’argent au manche en ivoire, tout à fait sur la droite une serviette chiffonnée et une assiette qui, contient des pelures et des noyaux, c’est peu de chose que tout cela ; que n’en fait pas un artiste qui a l’étincelle ! Quel art caché dans cet apparent désordre ! Quelle grâce dans les lignes ! Que ces groupes sont charmans ! Que la couleur en est heureuse ! Quelle franchise dans la lumière, et comme les tons neutres sont interrompus par de subits réveils qui mettent les yeux en fête ! Il y a de la joie dans ces fraises, cette argenterie semble rire, cette cafetière a l’air de rêver. Les gens qui prétendent que pour juger d’une peinture il faut mettre le nez dessus accusent cette Desserte d’avoir été exécutée dans un style trop lâché. Nous n’hésitons pas pour notre part à la préférer même aux grandes compositions de Jan-Davids Van Heem qu’on voit au Louvre. Il y a trop d’arrangement dans Van Heem, trop d’artifices ; à côté des aiguières et des couteaux, il place une montre ; que vient faire là cette montre ? À côté de la vaisselle, voici une guitare qui s’accote contre la table ; que signifie cette guitare ? Dans le ravissant tableau de M. Berne-Bellecour, il n’y a point de montre et surtout point de guitare, c’est une vraie desserte, une desserte naturelle et même naïve ; ces tasses, ces assiettes, ces cuillers sont toutes à leur place, et le peintre les a rendues telles qu’il les voyait, avec une exquise sincérité, avec amour, avec tendresse. Il a fait valoir son sujet, qui l’enchantait ; il n’y a rien ajouté, et par