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est un maître et que son Barbier nègre est un chef-d’œuvre. Le dos de Jacob et le buste de l’ange sont supérieurement dessinés, admirablement éclairés ; mais avec quelle vigueur, avec quelle franchise le barbier nègre a été attaqué par l’artiste ! Que ses chairs sont fermes, drues et consistantes ! Donnez-lui des coups de bâton, il n’en portera pas longtemps les meurtrissures. Les jambes des deux lutteurs forment des lignes malheureuses, c’est un entrelacement disgracieux et équivoque, où l’on a peine à se reconnaître. De la tête aux pieds, le barbier nègre est irréprochable. Delacroix a représenté dans la chapelle des Saints-Anges Jacob le genou levé, la tête baissée, pareil à un bélier qui cosse ; son divin adversaire lui résiste comme en se jouant, ce fils du ciel possède l’éternelle jeunesse, l’inaltérable sérénité, il a une aisance surhumaine dans l’action, le sourire de la force qui se connaît, il nous révèle ces facilités merveilleuses qu’ont les puissances célestes dans leurs luttes avec les enfans de la poussière. Le Jacob de M. Bonnat a étreint si vigoureusement l’ennemi dans ses bras musculeux que nous tremblons pour l’ange, qui vraiment n’a pas l’air à son aise ; le souffle. lui manque. On n’éprouve aucune crainte pour le client que rase le barbier nègre ; ce frater crépu a la main sûre, il sait son métier et ne tire du sang à ses pratiques que lorsqu’elles l’en prient. Bien des peintres seraient fiers d’avoir fait le Jacob de M. Bonnat ; si nous étions M. Bonnat, nous serions encore plus fiers d’avoir fait son Barbier nègre.

Certains tableaux, signés de noms déjà illustres, nous ont causé quelque déception ; certaines œuvres qui d’avance avaient excité notre vive curiosité n’ont pas entièrement rempli notre attente. En revanche, le Salon nous ménageait d’agréables étonnemens. Deux jeunes artistes, qui en sont presque à leurs débuts, ont tenté de vastes entreprises ; ils en ont couru vaillamment tous les hasards, et leur audace a été récompensée. Ils n’ont point escamoté leur sujet, ils ne l’ont point abaissé ni diminué ; ils ont méprisé les académies, rien dans leur peinture ne sent le poncif. Ils doivent être contens de la campagne qu’ils viennent de faire ; ils en sortent l’un et l’autre avec un laurier au front. A vrai dire, leur victoire a été inégale ; mais celui-là même dont le succès a été le plus contesté a réussi à donner de lui une haute idée. Le public intelligent emporte du Salon deux grandes espérances ; n’est-ce pas assez pour une année ?

Dans une toile gigantesque, M. Benjamin Constant a représenté l’entrée triomphale de Mahomet II à Constantinople, le 29 mai 1453. « Mahomet II, ayant appris que Constantinople était au pouvoir de ses troupes, y fit son entrée vers le milieu du jour par la porte