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Cette fierté du travail est un sentiment trop noble et trop encourageant pour que l’on songe à lui chicaner les titres qu’il fait valoir, pourvu qu’il ne ferme pas les yeux systématiquement sur les services du capital, et qu’à un orgueil trop exclusif il ne mêle pas un dénigrement qui serait de sa part une véritable ingratitude. M. Louis Reybaud, qui ne néglige jamais de faire la part du travail, porte à chaque instant témoignage des incroyables efforts du capital et de son initiative si hardie au début des entreprises. Quels risques courus, bravés jusqu’à la témérité, avec des alternatives de succès et de terribles retours de ruine ! Quelles épreuves de tout genre venant tantôt des choses, tantôt des hommes ! Combien à tort le spectacle plus apparent de quelques fortunes brillantes a-t-il effacé jusqu’à la trace de tant de sacrifices ! Amour du gain, dit-on, passion de s’enrichir. Non pas si absolument qu’on se l’imagine, quelque légitime et nécessaire que soit ce mobile dans l’industrie. Mais dans ces persévérans efforts quel désir aussi de faire de grandes choses ! quelle passion de créer ! Que serait devenu le travail sans une telle initiative ? où en serait-il aujourd’hui ?

Cette concordance des intérêts du travail et du capital, si obstinément niée, est un des enseignemens les plus clairs et les plus salutaires que l’auteur de l’enquête tire du spectacle des industries et du progrès de la manufacture. C’est ainsi que, laissant parler les faits, il montre comment, dans l’industrie du coton, le capital a, malgré les apparences qui inquiétaient au début, servi les intérêts du travail. Qu’était-ce en 1760 que le coton, même en Angleterre ? M. Louis Reybaud nous le dira : une industrie de famille. A l’aide de la filature au rouet ou au fuseau et d’un tissage opéré par des métiers informes, elle produisait dans son siège unique, à Manchester, une valeur de 5 millions de francs. Que va-t-elle devenir, grâce aux applications hardies faites par le capital des grandes inventions mécaniques, depuis le spinning-jenny, d’où devait sortir le banc à broches, depuis le mull-jenny, qui multiplie les broches extraordinairement, jusqu’au self-acting qui, se renvidant de lui-même, achève de consommer une grande économie de main-d’œuvre ? On arrive à ce résultat à peine imaginable, que trois ouvriers suffisent aujourd’hui pour la même tâche qui exigeait autrefois cinq cents fileuses à la main. Le travail humain va donc être dépouillé ? Qui ne sait le contraire ? En vain le travail mécanique fait-il la besogne, dans la filature seule, de plus de trente millions de bras ; tout le monde sait que l’emploi des bras et aussi des intelligences qui trouvent à se placer dans cette industrie a prodigieusement augmenté. M. Louis Reybaud donne là-dessus des calculs précis. Il suffit de rappeler que la consommation de ce tissu a été portée, en soixante années,