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sa route pour jeter un coup d’œil respectueux sur l’appartement qu’habitait Voltaire, sur le jardin dont il aimait la pelouse, sur l’avenue de grands arbres qui conduisait à son modeste château. Ce que font chez nous les lettrés pour honorer Voltaire, tout le monde, y compris les plus pauvres, surtout les plus pauvres, le fait en Petite-Russie pour rendre hommage à Chevtchenko. Le tombeau du poète n’est jamais solitaire. Dès que les premiers rayons du printemps ont fait fondre la neige qui couvre le pays, des pèlerins d’une espèce nouvelle, de joyeux pèlerins laïques, arrivent de tous les côtés, et s’arrêtent au pied du kourgane pour y passer la journée ; ils font leurs repas en plein air, s’asseyent sur le gazon, causent entre eux fraternellement, et, chacun à son tour, selon leur libre fantaisie, chantent les plus belles chansons du poète en s’accompagnant de la bandoura, dont la plupart d’entre eux ne se séparent guère.

On aurait grand’peine à trouver dans toute l’histoire moderne quelque chose d’analogue à cette renaissance littéraire qui remue les couches les plus profondes d’une nombreuse population, et l’on chercherait vainement ailleurs un poète à qui la foule ignorante, presque illettrée, rende ainsi des honneurs réservés d’ordinaire aux sanctuaires religieux ou aux saints. Il n’est pourtant pas impossible de se rendre compte de ce phénomène. Parmi les causes qui l’expliquent il en est une qui nous paraît dominer toutes les autres.

L’Ukraine (notre poète comprend sous cette dénomination non-seulement la rive droite du Dnieper, — gouvernement de Kief, Podolie et Volhynie, — mais encore tous les gouvernemens de la rive gauche, où les paysans parlent la langue petite-russienne), l’Ukraine est un pays dont le développement naturel a été coupé, un pays sorti brusquement de l’âge héroïque et libre, pour entrer dans la dépendance d’une nation où florissait le servage. Matériellement l’assimilation a eu lieu, elle est complète, trop complète aux yeux de quelques « ukrainophiles » qui rêvent de relier le passé à l’avenir) mais moralement la légère différence des dialectes a suffi pour que les paysans de la Petite-Russie aient conservé le sentiment de la poésie primitive, c’est-à-dire le seul vestige de l’ancien âge héroïque dont on ne pût les priver.

L’âge héroïque de ce pays, notons-le bien, ne remonte pas plus haut que le XVIe siècle ; il est continué jusqu’au milieu du siècle suivant. Bien mieux, pendant un siècle encore, alors que toute la rive droite du Dnieper était déjà polonaise, les révoltes des Petits-Russiens contre ces maîtres détestés se renouvelèrent à plusieurs reprises, et les chefs de ces révoltes devinrent des héros populaires dont les hardis exploits furent chantés par les kobzars. Pendant deux siècles, il y eut donc en Ukraine une source d’inspiration