l’eau des fontaines ; elle le suit au Golgotha et dit à quelques enfans, qui seuls avaient eu le courage de l’accompagner jusque-là : « Vous aussi, vous devez mourir en suivant son exemple. » Puis, abandonnée de tous, sans abri, sans pain, elle meurt de misère pendant que la bonne nouvelle est prêchée par le monde.
Si Chevtchenko n’avait écrit que des poèmes de trois cents à mille vers, comme ceux dont nous avons parlé jusqu’à présent, il serait sans doute moins populaire aujourd’hui, car ces œuvres de longue haleine seraient restées moins facilement dans la mémoire des paysans ; mais il a écrit en outre une foule de petites poésies, tantôt lyriques, tantôt descriptives, qui parcourent toute la gamme des sentimens accessibles à la classe des paysans. Ce sont précisément ces doumkas, ces chansons, que l’on retrouve sur les lèvres de tous les pèlerins du tombeau de Chevtchenko. Nous citerons, comme exemple et presque comme type de ce genre de compositions, la plainte d’une jeune fille qui n’a pas trouvé « sa part » en ce monde. C’est de sa part de bonheur qu’il s’agit. Dans les chansons petites-russiennes, comme dans la vie réelle, cette « part » est une chose que l’on cherche beaucoup et que l’on ne trouve pas souvent.
« À quoi bon mes sourcils noirs — et mes yeux bruns — et mes jeunes années — de joyeuse fillette ? — Mes jeunes années — se perdent tristement, — mes yeux pleurent, — le vent éclaircit mes sourcils noirs ; — mon cœur se fane, plein d’angoisse, — comme un oiseau captif. — À quoi bon ma beauté, — puisque je n’ai pas ma part ? — Pour moi, orpheline sur cette terre, — la vie est un fardeau. — Les miens me sont étrangers, — je n’ai personne à qui parler, — personne à qui dire pourquoi mes yeux pleurent, — personne à qui raconter — ce que mon cœur désire — et pourquoi, comme une colombe, — mon cœur roucoule nuit et jour… — Pleure, mon cœur ; pleurez mes yeux, — en attendant que je meure, — pleurez bien fort, bien douloureusement, — pour que les vents entendent votre plainte, — pour que les vents orageux l’emportent — par-delà la mer bleue, — jusqu’à celui qui m’a délaissée… »
Quant à ses petites poésies purement descriptives, Chevtchenko les écrivit presque toutes pendant ses premières années d’exil. Relégué au bout du monde, il revoyait en imagination la belle Ukraine aux grands horizons parsemés de kourganes, les jardins tout remplis de fleurs, les jeunes filles dont la coiffure ordinaire est faite de fleurs naturelles, les maisonnettes toutes blanches, dont le plancher de terre battue est constamment jonché, pendant l’été, de bouts de rameaux verts, de fleurs ou de plantes aromatiques ; il rêvait à