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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/945

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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

qui arrive, — « Entendez-vous ? » s’écrie-t-elle. « Courez le recevoir ! — Il est arrivé… Courez, vite !… — Amenez-le bien vite ici ! — Sois loué, Christ-Dieu, — j’ai eu la force de l’attendre ! » Et tout doucement, comme dans un rêve, — elle récite Notre Père… Marc se pencha sur le visage de la servante. « Marc, lui dit-elle, regarde… regarde-moi. — Vois-tu comme je suis changée ? — Je ne suis pas Hanna la servante, — je… » Elle s’interrompit. — Marc la regardait en pleurant. — Elle rouvrit les yeux, — et le regarda avec égarement ; — les larmes roulaient sur son visage. « Pardonne-moi… je me suis châtiée — toute ma vie dans la maison d’autrui… Pardonne-moi, mon enfant chéri…— Je… suis ta mère… » — Sa voix s’éteignit… — Marc chancela — comme si la pierre eût tremblé sous ses pieds. — Il s’élança vers sa mère, — mais sa mère dormait déjà du dernier sommeil. »

Voilà certes un petit poème qui ne s’élève guère au-dessus du ton de la poésie narrative ; on y chercherait vainement de grands élans de lyrisme, la déclamation mélodramatique en est exclue, — et pourtant ce poème est un drame poignant qui, lu dans l’original au moins, laisse dans l’âme une impression durable et profonde. C’est que l’exécution est en parfait accord avec l’idée première de l’œuvre, et que cette idée première elle-même est une trouvaille de génie.

Chevtchenko a eu l’audace de traiter avec cette simplicité naïve le plus grand événement de l’histoire de l’humanité, nous voulons dire la naissance du Christ, dans son poème intitulé Marie. Ce récit, il l’a fait au point de vue purement humain, sans aucune trace de merveilleux, et l’on devine combien cette manière de considérer les choses a dû blesser l’orthodoxie religieuse, réveiller par conséquent les susceptibilités de la censure. Aussi le poème Marie a-t-il été imprimé dans un volume à part, avec Jean Huss et d’autres œuvres que leurs tendances philosophiques ou politiques devaient retenir en deçà de la frontière russe. Ajoutons que ces poésies politiques ont moins d’attrait pour nous que pour les Petits-Russiens ou les Tchèques.

Dans Marie, le poète a trouvé le moyen de transformer son sujet par une idée fausse peut-être, mais profonde et humaine. Les Évangiles, et à leur suite tous les poètes chrétiens, ont donné à la Vierge un rôle effacé et passif ; lui, au contraire, par une invention hardie, nous montre cette mère inculquant au petit Jésus l’idée qu’il sera un jour le sauveur du monde. Elle le prépare à cette tâche sacrée. Plus tard elle le suit dans ses prédications, le regarde de loin pendant qu’il prêche la parole divine, s’approche de lui quand il est seul pour raccommoder ses habits déchirés et pour lui offrir