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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/949

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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

t’aimerai — tant que je vivrai. — Tu plaisantes, mon ramier, — tu penses à quelque chanson… — Les kobzars disent ces choses-là, — mais ils sont aveugles ! Ils ne savent pas — qu’à mon bien-aimé Pierre — du fond de la tombe noire, — je souriais, en lui disant : — Mon aigle aux ailes bleues, — je t’aimerai dans l’autre monde — comme je t’ai aimé dans celui-ci.

« Voilà comment ils s’aimaient, — et comment ils voulaient — s’aimer jusque dans l’autre monde… — Mais il n’en fut pas ainsi… — Marianne ne savait qu’aimer, — elle pensait que ce sont des histoires de kobzars, — d’aveugles qui ne voient pas les yeux bruns — et qui médisent des jeunes filles… — Ils médisent de vous, fillettes, mais ils disent vrai. — Moi aussi, je médis de vous, car je connais le mal ; — Dieu vous fasse la grâce de ne pas savoir ici-bas — ce que je sais !… Il fut un temps, fillettes, — où mon cœur ne dormait pas ; je ne vous ai pas oubliées ; — je vous aime depuis lors comme une mère ses enfans. — Je chanterai pour vous tant que je vivrai… — Et, mes chéries, quand je ne serai plus, — souvenez-vous de moi et de ma Marianne. — Moi, de l’autre monde, je vous sourirai tendrement, — je vous sourirai…

« Et il se prit à pleurer. — Enfin, au bout d’un moment, grâce — aux caressantes paroles — d’une gentille fillette… Voyez, — dit-il en essuyant ses yeux aveugles, — voyez, mes chéries, — malgré moi je m’attendris…

« La mère s’étonnait pourtant : — Qu’est-ce qui arrive, pensait-elle, — à Marianne ? Elle s’assied pour coudre, — et elle ne coud pas ! — Dans ses rêveries, au lieu de chanter Gritsa, elle chante Pètrouss ! — En dormant, elle parle, — et donne des baisers à son oreiller !

« Elle commença par rire, — puis, voyant que c’était sérieux, — elle dit à Marianne : — Tut t’aperçois, je m’imagine, — qu’il faut songer à te marier ? — Et avec qui, maman ? — Avec celui que je te choisirai !…

« Marianne, restée seule, chanta : — Ton bonheur est fini, — fini pour la vie… — Pourquoi hier, en revenant, — ne t’es-tu pas endormie pour toujours ? — Il serait moins cruel de dormir — seulette dans le tombeau. — Peut-être alors sur toi ta mère aurait-elle pleuré ! — Maintenant ta mère ne te pleurera pas, — ne chantera pas derrière ton cercueil, — et tu seras malheureuse encore, encore, — jusqu’à ce qu’on te mette dans la terre !

« Un soir, pendant que sa mère — dormait, elle sortit — pour écouter le rossignol, — comme si, de sa vie, elle ne l’eût entendu. — Elle sortit dans le jardin, écouta, — chanta un peu à son tour, — puis se tut. Sous un pommier, — silencieuse elle s’arrêta — et pleura comme pleure — un enfant sans mère…

« — Maman, que je suis malheureuse ! — Pourquoi m’as-tu donné — ma beauté et mes sourcils noirs — et mes yeux bruns ? — Tu m’as tout donné, mais ma part — ma part, tu me la refuses… — Pendant