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que je ne connaissais pas la peine, — pourquoi ne m’as-tu pas enterrée ? »

« Marianne à travers ses larmes — ne voyait pas la lumière du jour. — Elle se mit à chanter : — « La lune brille à travers la forêt » — Elle chantait, s’interrompait, — prêtait l’oreille, recommençait encore,… — sa faible voix se fatiguait, — mais elle n’entendait ni la voix — de Pètre, ni son cri d’appel, — ni ses paroles accoutumées : « Marianne, — où es-tu, mon bel oiseau ? chante, — mon cher cœur, ma bien-aimée ! »

« Pètre n’était pas là… — Serait-il possible qu’il eût abandonné — la pauvre fille aux noirs sourcils, — en cette heure mauvaise ? — Voyons encore, se dit-elle… Cependant, — le long du bois sombre, — comme une roussalka qui attend la lune, — Marianne se promène. — Elle ne chante plus, la fille aux noirs sourcils, — elle pleure amèrement… — Oh ! reviens, regarde, — oublieux Cosaque ! — Marianne est épuisée, — mais elle ne sent pas la fatigue ; — seule, dans le bois et dans la prairie, — elle erre toute la nuit. — Le ciel rougit, puis le soleil paraît ; — la jeune fille jusqu’à la cabane — emporte sa douleur. — Elle arrive, elle regarde — sa mère qui dort. — « Oh ! si tu savais, mère, — quel serpent — s’est enroulé autour du cœur — de l’enfant de ton sang !…

« Et elle tomba sur son lit — comme dans un cercueil… »


Le récit s’arrête là ; il n’est pas terminé. Pourtant cette gracieuse mise en scène tout homérique, ce dialogue entre le kobzar et les jeunes filles, cette simple histoire d’amour, dont le dénoûment se perd dans le vague, et qui est arrivée mille fois dans tous les temps, dans tous les pays, ces réflexions du kobzar qui s’interrompt pour faire un peu de morale à ses auditrices, ou pour s’attendrir au souvenir de sa jeunesse écoulée, tout cela n’est-il pas empreint d’une merveilleuse poésie ? Peut-être les beautés des poèmes héroïques dont nous avons donné la brève analyse sont-ils d’un genre plus élevé, d’une inspiration plus ambitieuse ; mais si, par une hypothèse que le temps réalisera peut-être en partie, les œuvres de Chevtchenko étaient destinées à disparaître, et qu’une seule d’entre elles dût être choisie pour survivre, il nous semble qu’on ne se tromperait guère en choisissant Marianne comme le tableau le plus fidèle et le spécimen le plus gracieux de la poésie petite-russienne.

Nous bornerons là cette étude et cette série de citations, suffisante pour prouver que Tarass Chevtchenko, s’il n’a pas l’importance que lui attribuent quelques-uns de ses compatriotes, est néanmoins assez grand poète pour que sa renommée franchisse les frontières de son pays et se répande à travers l’Europe.


Émile Durand