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opiniâtres rebelles ne sont-ils un instant soumis à semblable régime ! Cela leur apprendrait leur devoir envers leurs souverains. Ce n’est pas en Russie qu’on pourrait tenir le langage que nous rencontrons si souvent dans la bouche de nos fainéans : « Je voudrais bien trouver un homme qui pût servir la reine à ma place. » Non ! non ! dans ce pays si différent du nôtre, chacun sollicite humblement la faveur de servir le duc en personne. Celui qu’il choisit pour l’envoyer à la guerre se considère comme le plus favorisé. Et pourtant, je l’ai déjà dit, il n’est pas question ici de solde. Si ces gens-là connaissaient leur force, aucun peuple ne pourrait aller de pair avec eux, et leurs voisins n’auraient pas un instant de repos. Telle n’a pas été heureusement la volonté du ciel. Je ne puis comparer les Russes qu’à un jeune cheval. Ce cheval, un enfant le conduit avec un fil de soie. Qui viendrait à bout de le maîtriser, s’il avait le moins du monde conscience de sa vigueur ? »

Tel était le tableau qu’avec une naïveté qui nous paraît avoir encore son charme, Chancelor, il y a aujourd’hui trois cent vingt-deux ans, déroulait sous les yeux de ses compatriotes. Le maire Guiton ou Abraham Duquesne n’auraient pas autrement parlé de l’empire russe, de son souverain et de ses boïars. Des observateurs de cet ordre vous jugent un état comme ils apprécieraient un navire. Ce qu’il leur faut avant tout, c’est que le vaisseau soit bien tenu, le service ponctuel et la route correcte. Leur philosophie politique ne va pas au-delà. Bonne et prompte justice, voilà ce qu’ils admirent, et l’on ne s’aperçoit que trop, en plus d’un passage, qu’ils ont appris la justice dans le code de Wisby ou dans les rôles d’Oléron. Et cependant ce sont des partisans des nouvelles doctrines ; ils ont répudié le joug de Rome, mais non pas la liane et le chat aux neuf queues. « Chaque gentilhomme en Russie, nous apprend Chancelor, a le droit de justice sur ses fermiers. Si les serviteurs de deux gentilshommes sont en désaccord, les deux gentilshommes examinent l’affaire, appellent les parties devant eux et prononcent la sentence. Arrive-t-il qu’ils ne puissent résoudre entre eux le débat, chacun des gentilshommes conduit son serviteur devant le grand-juge du pays. On les présente et on expose l’affaire. Le plaignant dit : « Je réclame la loi. » On la lui accorde. Survient alors un officier de justice qui arrête l’autre partie et la traite contrairement aux lois de l’Angleterre, car il fait attacher l’homme et ordonne qu’il soit fustigé jusqu’à ce qu’il ait trouvé caution. S’il ne peut la fournir, on lui lie les bras autour du cou et on le promène dans la ville, en continuant de le battre et de le soumettre à d’autres châtimens excessifs. Le juge lui demande enfin, — en supposant qu’il s’agisse d’une dette, — « Devez-vous telle somme au