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sacrifié. Le malheur est que le public ne reste pas toujours à la même place, il aime à faire le tour des œuvres d’art qu’il admire. Les gens qui ont regardé du mauvais côté la statue de M. Christophe se sont plaints qu’elle avait l’air d’un fantôme ou d’un monstre bicéphale. Il se pourrait aussi que l’artiste n’eût pas choisi le modèle qui convenait le mieux à son sujet. Sa belle inconsolable a une exubérance de chairs, une opulence de formes un peu exagérée, elle souffre d’un excès d’embonpoint. Fallait-il dépenser tant de marbre pour exprimer un concetto ? Les uns ont prétendu que c’est précisément cet excès d’embonpoint qui la chagrine ; elle s’était mise à la diète la plus sévère pour se faire maigrir, elle n’a pas réussi et elle en a le cœur navré. D’autres ont remarqué le serpent qui" se coule le long de son bras droit, et ils ont conclu sagement qu’elle a de sérieuses raisons de n’être pas contente de la vie ; le chagrin, ont-ils dit, produit quelquefois la pléthore, on a vu des gens que le désespoir engraissait. L’idée peut être juste ; est-elle sculpturale ? De toute façon, M. Christophe a trop raffiné, trop subtilisé son sujet, et l’art qu’il cultive avec talent joue de mauvais tours aux subtils et aux raffinés, — bien entendu que plus d’un tailleur de marbre serait heureux et fier de pouvoir se tromper comme lui.

L’un des artistes les plus distingués de ce temps, l’éminent directeur de l’école des beaux-arts, M. Guillaume, semble avoir voulu enseigner aux sculpteurs qui abordent des sujets compliqués de quelle manière il faut s’y prendre pour les simplifier par l’exécution. Le Terme qu’il avait exposé l’an dernier représentait Anacréon houspillé par un amour qui lui tirait la barbe ; cela ne passait pas la plaisanterie, le jeu était in offensif, et ce groupe était l’emblème de la poésie amoureuse qui folâtre et qui sourit. Le terme que M. Guillaume a exposé cette année fait le pendant de son Anacréon et nous y voyons le symbole de la poésie qui ne rit pas. Sapho, tenant de sa main gauche une lyre, porte sur son bras droit un amour ailé, lequel, s’appuyant du pied sur sa poitrine, s’est fortement accroché à ses cheveux ; il se dispose à la percer d’un dard aigu. L’exécution est de tous points digne de l’artiste ; l’enfant vaut la femme, la femme vaut l’enfant, le bras qui tient la lyre a été modelé par un maître. La belle figure de Sapho est aussi douloureuse que noble : elle écarte, elle détourne légèrement la tête, comme pour échapper au trait qui la menace, et pourtant elle presse contre son sein l’ennemi dont elle a peur. Tout à la fois elle redoute et chérit son mal ; ce qu’il y a pour elle de plus précieux au monde, c’est la blessure dont elle mourra ; serait-ce la peine de vivre si Phaon n’existait pas ? Il y a du raffinement dans la pensée qui a inspiré ce groupe ; mais M. Guillaume l’a exprimée avec une