vague, elle ne peut pas suffire ; ces époques que je ne comprends plus qu’à demi ont-elles connu la vraie beauté littéraire ? S’il est vrai que ce qui plaît à une génération n’est plus entendu par une autre, ce charme qui est si fugitif, qui a disparu tout à coup, n’a donc rien de réel ? Si ce qui est beau un jour n’est plus beau un autre jour, c’est donc que le beau n’est rien de solide, d’absolu, comme disent les philosophes, c’est donc qu’il est une affaire de mode et n’a pas de fondement plus réel qu’une sensation momentanée, une disposition du tempérament, une fantaisie, un caprice. Mais peut-être le beau a-t-il été donné par privilège à une époque, et toutes les autres époques en ont-elles été privées ? On ne peut raisonnablement le croire. Le beau doit se rencontrer, à des degrés divers, dans toutes les civilisations. Nous revenons à cette question toujours obscure et agitée : pourquoi la littérature des autres âges, à quelques exceptions près, nous dit-elle si peu, et comment comprendre que ces œuvres, que nous sommes portés à dédaigner, aient inspiré légitimement à nos pères ces sentimens d’admiration que nous avons peine à nous expliquer à présent ?
La solution de ce problème inquiétant et irritant doit être cherchée dans ce principe que le beau, dans ses diverses manifestations, dépasse de beaucoup en grandeur, en variété, en fécondité, l’intelligence et l’imagination de chaque homme, de chaque siècle, et même de tous les hommes et de tous les siècles. Cette mobilité des goûts dans les générations tient à la variété des sources où l’homme puise les idées et les formes du beau, et qui ne peuvent jamais être possédées d’une seule et puissante étreinte ni par un génie, quel qu’il soit, ni par un peuple, ni par une race. Ces sources multiples du beau, c’est la nature d’abord, dans ses tableaux gracieux ou terribles, diversifiés à l’infini, et dont chaque trait, chaque nuance épuise l’activité des esprits les plus actifs et les plus profonds ; c’est l’homme lui-même, non moins varié, non moins profond que la nature, c’est sa grandeur individuelle et aussi sa grandeur dans l’histoire, spectacle inépuisable que personne n’osera se vanter d’avoir saisi dans son étendue et dans ses incessantes transformations ; c’est la science, qui par ses horizons toujours plus larges, par ses points de vue toujours plus hauts, passionne l’esprit et le remplit d’une ardeur nouvelle, en renouvelant en lui les sources de sa fécondité. Ajoutez à cela la multiplication presque indéfinie des formes du beau s’excitant, ou mieux s’engendrant les unes les autres, — le travail de l’imagination éveillé et animé, par les obscurités du passé et le lointain des âges écoulés dont le tableau change sans cesse, et suivant la distance et selon le point de vue d’où on le regarde, — les familles des hommes se perpétuant sous des traits nouveaux, comme on le voit pour les grands esprits du siècle de Louis XIV, modifiés