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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/453

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ravage et abat tout ensemble. On a besoin des distractions qu’on méprise ; elles font revenir avec plus de force et de plaisir dans la solitude… J’aime mieux qu’il reste à M. de Broglie le tracas du monde et qu’il s’en plaigne, et qu’il en souffre, que s’il venait à sentir aussi que la solitude est vide. L’ennui du monde fait espérer quelque chose de l’isolement ; l’isolement face à face fait descendre encore plus avant dans les amertumes de la vie. »

Le remède cherché par M. Boudan vint quelques années plus tard, sous la forme d’un grand travail philosophique, préparé, conduit avec une patience et un soin scrupuleux. Sous la discipline du travail le plus austère, M. de Broglie reprit toute l’élasticité de son esprit, longtemps raidie et paralysée par la douleur : « C’est un ressort que nul poids ne peut rompre désormais, écrit le témoin de sa vie. Cette force est certainement un don naturel, mais il est certain aussi que les ailes repoussent tous les matins à ceux qui vivent dans la règle. Ils ne portent jamais que le fardeau d’un jour à la fois… La méthode dans la vie agit un peu à la façon d’un mer sur une lourde pierre ; après chaque effort, comme après chaque journée, il y a un temps d’arrêt et un repos. On soulève ainsi, sans épuisement, des masses énormes à de grandes hauteurs[1]. » Oui, c’est bien ainsi que se doivent porter, que se peuvent soulever les poids les plus écrasans de la pensée et de la vie. Les grandes entreprises de l’esprit ne sont possibles qu’avec cette division exacte du temps qui le multiplie et le féconde. Les grandes douleurs ne deviennent supportables que si l’on fait effort pour donner à chaque heure son emploi utile et régulier. Sans cet appui de la règle qui nous aide à porter notre fardeau de chaque jour, nous tomberions écrasés sous lui, à chaque pas.

Qu’on nous permette de ne rien dire de la partie politique de cette correspondance, si riche en aperçus et en points de vue de tout genres Bien que M. Doudan ait sa manière très personnelle de voir, de juger et de sentir en ces matières, le fond de ses idées est connu d’avance. C’est la politique du cercle où il vit, et auquel il s’est attaché, précisément parce qu’il s’est senti, sur presque tous les points, en harmonie avec ce milieu. Tous les événemens de la royauté de 1830, de la seconde république et du second empires, sont analysés et jugés comme on prévoit qu’ils doivent l’être, avec les doctrines et les habitudes d’esprit naturelles à la société dont il fait partie. M. Doudan est essentiellement un libéral, ami de la révolution de 1789, mais très désireux de l’arrêter et de la contenir, pas du tout révolutionnaire, et fort en défiance de la démocratie, très

  1. Lettre à Mme d’Haussonville, 29 octobre 1848.