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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/455

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desquels il ne pensait pas qu’il y eût quelque chose de solide et d’établi. En philosophie, ce n’est pas tant un indépendant qu’un désabusé. Jeune, il avait voué un culte ardent à la métaphysique, il avait dévoré les doctrines et les livres : il s’imagina même pendant longtemps qu’il n’avait de goût et de capacité que pour ce genre d’études. Dès 1839, le ton change : il lit Kant avec un grand soin, mais il déclare à son ami Raulin que la métaphysique l’ennuie… « Je commence à découvrir, dit-il, que les abstractions sont des abstractions. Les prétendues solutions de la philosophie sont des noms nouveaux donnés aux insurmontables difficultés que se fait l’esprit. Pendant un siècle plus ou moins, on imagine que ces noms nouveaux cachent un sens satisfaisant, et puis l’on s’aperçoit que l’on est toujours au bord du vide. Ces eaux noires et profondes qui nous cernent de tous côtés n’ont pas baissé d’une ligne depuis que l’œil des premiers hommes les a contemplées avec crainte et avec tristesse. Il est venu des gens qui prenaient gravement plein une écaille d’huître de ces eaux et qui se flattaient d’avoir mis le gouffre à sec. Cela est pitoyable. » Le seul philosophe qui lui agrée tout à fait, c’est M. Jouffroy, et encore, ce qui lui plaît, c’est l’homme à travers ses livres, l’âme vraiment belle à travers une doctrine fort incomplète. Il parle de lui sans cesse, avec une sympathie profonde. « De l’éclat et de la tristesse, c’est bien lui, il a pour s’élever deux ailes de la même grandeur, qui sont la poésie et l’abstraction. Je dis de même grandeur parce que quelquefois, dans certains esprits distingués, ces ailes sont de force inégale, et le vol est alors peu élevé et peu élégant, et l’on a l’air de faire des cabrioles dans les cieux, mais je dis de M. Jouffroy : paribus se sustulit alis[1]. » M. Cousin n’est pas toujours épargné. On plaisante souvent de ses airs superbes, de sa conversation impétueuse, fine et un peu déraisonnable. On le raille de faire soit pour la politique, soit pour les belles dames du XVIIe siècle de trop fréquentes infidélités à la muse de la philosophie, qui n’a pour se consoler que les relations un peu froides de M. Damiron. « Ah ! pourquoi M. Royer-Collard est-il mort ? On ne voit pas beaucoup d’arbres de cette sève et de cette vigueur sur notre terre refroidie. » Il maltraite fort, dans une lettre écrite à M. Poirson en 1845, nos maîtres de cette époque et assez injustement, on en conviendra, si l’on se souvient que ces jeunes métaphysiciens de l’École normale étaient des hommes tels que M. Emile Saisset ; mais il n’aime pas non plus l’école du déisme fade et sentimental, qui affaiblissant Rousseau célébrait alors le Dieu des bonnes gens sur l’air de la

  1. 25 juillet 1841.