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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/56

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grand drame qui devait prendre si souvent pour notre patrie le caractère d’une tragédie. La paix seule aurait pu complètement cicatriser les blessures que le pays avait reçues. Charles V, prince sage, qui préférait l’étude à la guerre, eût pu assurer à son royaume une supériorité plus féconde et plus durable que celle que nous allions chercher sur des champs de bataille ; mais il mourut dans la maturité de l’âge ; il ne laissa après lui qu’un fils aussi faible de corps que d’esprit, un prince qui, après quelques succès militaires, devait rouvrir à la France cette ère de luttes sanglantes et de calamités que son père avait close pour un instant.

Des causes identiques ou analogues à celles qui, sous Philippe de Valois et Jean, avaient amené notre abaissement et nos désastres : l’ambition rivale des princes, la persistance de l’esprit féodal chez la noblesse, sa passion pour la guerre sa seule industrie, son mépris pour la bourgeoisie injustement traitée, mais qui cédait malheureusement aux entraînemens révolutionnaires, la licence et les prodigalités d’une cour qui trouva dans le retour du bien-être le développement des besoins et les progrès du luxe une source de corruption, tout cela fit promptement évanouir l’œuvre de Charles V et de Du Guesclin. Pour délivrer une seconde fois la France, il fallut refaire la guerre comme l’avait faite le capitaine breton, avoir recours à ces mêmes bandes d’hommes audacieux et déterminés qu’on appelait des compagnies, à des soudoyers qu’électrisait une Jeanne d’Arc par son enthousiasme, que commandaient un Richemont, un Danois, un Lahire, un Xaintrailles. Puis, quand on eut employé ces mercenaires, ces aventuriers que conduisaient nos gentilshommes, auxquels se mêlaient nos chevaliers, à expulser les Anglais, qui commirent après leurs victoires les mêmes fautes que Lancastre et le Prince Noir, il fallut les licencier et notre patrie fut de nouveau la proie de soudards sans paie. Afin d’arracher le royaume aux dévastations des routiers, on tira de leurs rangs le fonds d’une armée plus solide et de nos premières troupes permanentes. C’est ce que fit Charles VII, dont l’œuvre a été plus durable que celle de son aïeul. Cette nouvelle armée devait, à la fin da XVe siècle, relever la gloire de notre nom ; tant influe sur la destinée d’un pays son organisation militaire. Le peuple, dans le juste culte de reconnaissance qu’il rend à ceux qui l’ont délivré de la domination étrangère, ne doit pas oublier que ce salut a été moins obtenu par le génie et le courage d’un homme que grâce à un heureux emploi des moyens mis par les progrès de l’art de la guerre à la disposition des esprits intelligens et résolus.


ALFRED MAURY.