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générosité bien connue. « Le bon vieillard » ne s’en tint pas là : il distribua aux pauvres de Gravesend de libérales aumônes, les invitant à prier pour l’heureux succès de l’expédition ; puis il convia les deux officiers du Searchthrift à venir dîner avec lui à l’auberge renommée de Christophe. La confiance que montrait l’équipage de la pinnace lui semblait du meilleur augure. Dans la joie que lui inspiraient ces bonnes dispositions, il prit gaîment sa part des plaisirs de la jeune et folle bande. On le vit malgré ses seize lustres se mêler à la danse. Il fallut cependant songer à regagner Londres. La nuit s’avançait, et la marée n’est aux ordres de personne. Sébastien Cabot dut donner à regret le signal du départ, non sans avoir toutefois recommandé Stephen Burrough, son frère et tout l’équipage du Searchthrift « à la conduite du Dieu tout-puissant. »

Arrêtons-nous un instant devant ce tableau et contemplons, — chose rare dans l’histoire, — la physionomie d’un homme à la fois célèbre et heureux. De quel prix plus amer avait payé sa gloire le sombre rêveur qui fatigua quinze ans les monarques catholiques de ses doléances ! La destinée de Christophe Colomb fut celle qui attend généralement les poètes. Sébastien Cabot connut un meilleur sort. Le lot qui lui échut n’a été réservé par le ciel qu’aux esprits pratiques. Quand l’amiral décrit les merveilles du monde nouveau qu’il vient de découvrir, on croirait presque entendre chanter le Tasse. « Les montagnes d’où descendent en cascades les eaux claires, les ruisseaux qui serpentent à travers la plaine, les arbres chargés de fleurs, les arbustes couverts de fruits, le chant du rossignol, aussi doux qu’en Espagne, la voix même du grillon, » tout le séduit et l’enchante. Sébastien Cabot n’a pas de ces accens, et tout nous porte à croire qu’il a ignoré ces plaisirs ; les tortures morales de Christophe Colomb lui ont été en revanche épargnées. Ce n’est pas le pilote major d’Edouard VI, le gouverneur de la Compagnie moscovite, qu’on verrait, vêtu de la robe de bure de Saint-François, « invoquer à son aide les maîtres de la guerre et les quatre vents, » pleurer les Indes en proie à la révolte, se croire et se dire sans cesse plus maltraité que s’il avait donné ce joyau envié des Indes occidentales, « non pas aux Espagnols, mais aux Maures. » Il n’a trouvé le monde ni injuste, ni ingrat, et, parvenu au déclin de la vie, il songe sans amertume, — si toutefois il y songe, — au néant des grandeurs et des gloires humaines. Voilà certes deux Génois qui ne se ressemblent guère ! Ce fut peut-être au début la même argile ; les mains qui l’ont pétrie en ont tiré deux vases bien différens.

Le 29 avril 1556, le Searchthrift appareilla de Gravesend avec une belle brise de sud-ouest et alla jeter l’ancre à son tour devant l’embouchure de l’Orwell. Stephen Burrough se rendit sur-le-champ à bord de l’Édouard-Bonaventure, La compagnie avait désiré qu’il