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Turquie de tout autres sentimens qu’à Saint-Pétersbourg, et la haine du croissant n’y est point une passion nationale. Ce fut longtemps un principe de la politique autrichienne que l’avenir de la monarchie des Habsbourg et celui de l’empire ottoman étaient en quelque mesure solidaires l’un de l’autre. Les constitutionnels allemands de la Cisleithanie, aussi bien que les Magyars, observent d’un œil perplexe toutes les agitations, toutes les crises qui peuvent se produire dans la péninsule des Balkans. Ils estiment qu’ils n’ont rien à gagner au démembrement de la Turquie. Ils répugnent à s’annexer des populations slaves, qui seraient pour eux un sérieux embarras ; ils ne désirent pas non plus que d’autres se les annexent, et ils jugent que la formation d’un grand royaume serbe mettrait en danger l’équilibre instable de l’empire austro-hongrois. La politique magyare est comme le chien du jardinier, elle ne veut pas manger et elle ne veut pas non plus que les autres mangent. Cette politique, dont on se moque à Berlin, n’est point celle du comte Andrassy, si tant est que le comte Andrassy ait une politique. Les principes de cet homme d’état, à supposer qu’il ait des principes qui soient à lui, ont été exposés récemment dans une brochure qui a fait quelque bruit et dont l’auteur anonyme lui veut beaucoup de bien[1]. « L’administration des pachas turcs, lisons-nous dans cette brochure, et le pouvoir temporel des papes étaient destinés à périr avant que le XIXe siècle, siècle des lumières et de la civilisation, penchât vers son déclin. Ce double événement a été annoncé par tous les hommes d’état clairvoyans. Le pouvoir des papes s’est écroulé plus promptement qu’on ne s’y attendait. Ce n’est pas à l’armée italienne ni à une intervention diplomatique qu’il faut attribuer sa triste un ; il a succombé à une sorte de décomposition intérieure dont l’effet a été hâté par le concile du Vatican. Le même sort est réservé à la papauté mahométane, à cela près que l’écroulement de cet autre colosse vermoulu sera moins rapide et coûtera plus de larmes et de sang au genre humain. » Le publiciste anonyme nous affirme que le comte Andrassy ne croit plus à la Turquie, mais que la politique de l’Autriche à l’égard de « l’homme malade de Constantinople » sera la même qu’à l’égard de « l’homme malade du Vatican, » que si elle a renoncé à conjurer l’inévitable crise, elle ne fera rien pour la précipiter, et qu’elle restera dans l’expectative, tout en prenant pour devise le mot de la Genèse : « Ne regrette rien et ne regarde point derrière toi, de peur que tu ne périsses. »

Il est à présumer que lord Derby croit un peu plus à la Turquie que le comte Andrassy et le prince Gortchakof, bien qu’il ait refusé de s’en expliquer nettement, quand il a été interrogé à ce sujet par M. John Bright. Toutefois nous ne sommes plus au temps où l’Angleterre déclarait par la bouche de son premier ministre qu’elle refusait de discuter

  1. Fünf, Jahre Andrassy’scher Staatskunst und die Orient-Politik Oesterreich-Ungarus, Munich 1876.