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trouver le chancelier de l’Échiquier, et de lui demander la préférence comme souscripteur du prochain emprunt. » Et pourtant c’était alors surtout qu’il sentait, comme bien d’autres avant lui, combien l’art est long en comparaison de la vie. Il lui semblait qu’il venait seulement de commencer à comprendre comment il faut écrire, alors que, suivant toute apparence, il avait fini d’écrire. Ce qui rendait ses regrets plus pénibles, c’est qu’il prévoyait avec trop de raison que jamais, pour employer une comparaison dont il se sert à propos d’un autre, il n’entrerait dans la terre promise, et qu’il ne lui serait pas permis de raconter ce règne de la reine Anne qui faisait l’objet de sa prédilection littéraire. Un sacrifice plus grand encore allait être exigé de son affection. Au commencement de 1859, son beau-frère Trevelyan, nommé gouverneur de Madras, avait fait voile pour les Indes. Macaulay voyait avec angoisse approcher le moment où il lui faudrait se séparer d’une sœur qu’il n’avait jamais quittée et dont les enfans étaient devenus les siens. Il savait que cette séparation serait éternelle : elle lui fut épargnée en quelque sorte, car ce fut lui qui partit le premier, avant que lady Trevelyan se fût embarquée et sans avoir d’adieux à lui faire. Depuis plusieurs mois, il souffrait davantage et ne pouvait plus, avec les progrès de son mal, cacher un extrême abattement. Le 28 décembre 1859, il eut assez de force pour dicter une lettre par laquelle il envoyait une somme d’argent à un pasteur nécessiteux : ce fut la dernière fois qu’il signa son nom. Son neveu le trouva le même jour, la tête penchée sur une revue nouvelle, assoupi dans une mélancolique rêverie, et le soir, au moment où il se levait de son fauteuil pour s’étendre sur son sofa, il expira tout à coup, n’ayant auprès de lui que son valet de chambre. Il mourait comme il avait toujours souhaité de mourir, sans agonie, sans prendre congé de ceux qu’il aimait et qu’il précédait dans la tombe, laissant, comme le dit heureusement son biographe, le souvenir d’une vie dont chaque action avait été aussi nette, aussi transparente qu’une phrase de ses ouvrages. On l’ensevelit à Westminster, au pied de la statue d’Addison : il n’aurait pu lui-même mieux choisir la place de son repos.


IV

On s’est quelquefois demandé si Macaulay mérite la réputation dont il jouit auprès de tant de gens, et le livre de M. Trevelyan vient de fournir une occasion nouvelle pour remettre dans la balance les qualités et les défauts de l’écrivain. Le point de vue de la critique a changé depuis que parurent les Essais et l’Histoire d’Angleterre, et c’est presque en accusé que leur auteur se présente à