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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/874

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hongrois et turc. Qu’on enlève à la Hongrie les territoires slave et roumain, qu’on la limite a la plaine où habitent les Magyars, et la Hongrie ne tiendra pas plus de place en Europe que la Hollande. C’est pour éloigner cette effrayante éventualité que les Magyars travaillent de leur main forte et rude à magyariser les nations de la Hongrie et à maintenir le statu quo dans l’Europe orientale. Une pierre enlevée au mur pourrait amener plus tard l’écroulement de leur maison. Vis-à-vis des Slaves du sud, la Hongrie et la Turquie sont solidaires, absolument comme le sont dans la question polonaise les trois puissances qui se sont partagé la Pologne.

Pesth et Belgrade ne seront jamais que rivales et ennemies ; c’est dans la nature des choses. Les politiques de Belgrade avaient quelque temps essayé de s’appuyer sur l’Autriche ; mais du jour où les Magyars furent les maîtres en Hongrie, la Serbie dut renoncer à cette chimère, et elle le fit avec éclat. En 1871, le prince Milan alla présenter ses hommages à l’empereur de Russie à Livadia, et lorsque l’année suivante François-Joseph visita la Hongrie méridionale, le jeune prince serbe ne jugea pas à propos d’aller saluer son puissant voisin. Quelques mois après, la Serbie célébrait le couronnement du prince Milan, arrivé à sa majorité. Les Serbes de Hongrie se proposaient d’envoyer des députations à cette cérémonie. Le gouvernement de Pesth interdit aux sujets hongrois de s’y rendre. Quelques Serbes hongrois qui s’y étaient rendus malgré cette défense furent arrêtés à leur retour.

Le puissant empire austro-hongrois redoute-t-il donc si fort la création d’une Serbie qui au lieu de 1,300,000 âmes en aurait à peine le double ? Mais craindre cette éventualité ou du moins paraître la craindre, n’est-ce pas avouer sa faiblesse, n’est-ce pas dire au monde qu’on a les pieds d’argile ? Il est vrai que, si cet état serbe arrive quelque jour à se fonder, si cet autre Piémont se relève de sa défaite de Novare, bien qu’il soit condamné à rester longtemps faible, pauvre et obscur, il aura en revanche cette solidité que donne l’unité nationale et morale, cette force qui s’inspire de l’espoir d’un grand avenir. Nous ne prédirons pas d’après nos sympathies les événemens dont nous ne voyons encore que le prologue ; mais ceux même qui craignent les contre-coups de la téméraire aventure où s’est jetée la Serbie ne peuvent dédaigner cette nation de 1,300,000 âmes qui provoque un état de 22 millions de sujets et de 12 millions de tributaires, une nation qui a si vaillamment affronté les coupeurs de têtes, les canons Krupp et les capitaux anglais.


HENRI GAIDOZ.