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d’une bienveillance désintéressée ? Quoi qu’il en soit, le vice-roi, s’il éprouva du désappointement, en trouva l’antidote dans l’empressement des souverains aux cérémonies de l’inauguration du canal. Le spectacle de leur entrée à Port-Saïd fut de ceux qu’on ne voit pas deux fois. Ce spectacle était magnifique et grandiose, non pas seulement à cause de la pompe déployée par les souverains au milieu de leur entourage, mais surtout par la merveille d’industrie qui servait de cadre à ce tableau.

Pendant la traversée d’Alexandrie à Port-Saïd, l’œil s’était fixé, en longeant le rivage, sur des plages basses, sablonneuses, dépourvues de toute végétation, sur un horizon de sables jaunes s’étendant à perte de vue. Pas un monticule, pas un arbre à l’intérieur. Le sable rouge, alternant avec le sable jaune, et quelque tamarix, un arbrisseau sans feuilles vertes, vivant avec l’aspect d’une plante morte, lançant au hasard et laissant ramper des rameaux d’une maigreur de bois sec. Pas une falaise le long de la mer, pas une herbe, même grise et brûlée, et partout, aussi haut que montait l’horizon, la solitude absolue. Tout à coup, au détour d’un cap, s’ouvre un vaste bassin d’eau bleue, entouré d’ateliers et de magasins, plein de vie et de mouvement, hérissé de mâts où flottaient de gais pavillons. De tous côtés sur les bords reposaient, comme de gigantesques animaux, les plus puissantes machines qui aient jamais été inventées pour la construction des jetées et pour les excavations de canaux dans le monde entier : dragues et grues colossales, locomotives, rails et pierres de vingt mille kilogrammes fabriquées avec du sable et du ciment. Quand les yachts princiers s’élevèrent sur la dernière vague qui leur cachait l’entrée du port, il sembla qu’un rideau tombait sur un théâtre où l’humanité dans la plénitude de ses facultés les plus brillantes était représentée. Rien de plus noble, de plus émouvant que ce contraste d’une activité féconde dans le séjour de la stérilité et de la mort. Cette victoire de l’homme sur le désert donnait un sentiment d’orgueil légitime, élevait les cœurs, en démontrant la supériorité de notre race et le souffle divin qui l’anime. Dans cette scène grandiose, les personnages, même les plus éminens, étaient effacés. Pourtant ils portaient avec eux la majesté des peuples de leurs empires ; ils assistaient, au nom et comme représentai du monde civilisé, à cette fête du génie humain. À ce titre, les casques couronnés, les diadèmes resplendissans sur les fronts, les épées sonnant au côté, les uniformes éclatans des uns, sévères et menaçans des autres, les cortèges de courtisans et de dames d’honneur, les toilettes brillant au soleil égyptien de novembre ? les musiques militaires et les vivats alternant avec l’harmonie du