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blanche étendue, jamais un fauve n’apparaissait sur la lisière des bois assombris, tous les animaux qui avaient pu habiter ces solitudes s’étaient depuis longtemps réfugiés dans les basses-terres. On eût en vain cherché leur trace, nulle empreinte de pas ne se laissait deviner sur le tapis sans cesse renouvelé dont se revêtait la terre, et pourtant au centre même de cette désolation, dans cette forteresse inaccessible créée par l’hiver, il y avait la marque d’un travail humain. Quelques arbres abattus à l’entrée du cañon servaient à indiquer un autre arbre portant l’effigie rudement ébauchée d’une main. Au-dessous de la main, un carré de toile, cloué à l’écorce, portait cette inscription :

« La compagnie d’émigrans du capitaine Conroy est perdue dans la neige et campe ici. Plus de provisions. Ils meurent de faim ! Ont quitté Saint-Jo le 8 octobre 1847, — le Lac-Salé, 1er  janvier 1848 ; — sont arrivés le 1er  mars 1848. Ont dû abandonner leurs wagons le 20 février. Au secours ! » Suivaient les noms des émigrans bloqués par la neige, puis les noms de ceux qui étaient morts dans le voyage, puis revenait le cri déchirant : « Au secours ! »

Le langage de la souffrance n’est jamais étudié, et je ne crois pas que la rhétorique eût pu rien ajouter à cet appel voilé d’une mince couche de neige, tandis que la main de bois, blanche et rigide, indiquait le cañon de son doigt, pareil au doigt même de la mort. Vers midi, la tempête parut s’assoupir, et presque imperceptiblement le ciel s’éclaira du côté de l’est, dessinant les lignes sévères de la chaîne lointaine et projetant une vague lueur sur le flanc de la montagne, le long duquel glissait urne forme noire. Cette forme avançait lentement, laborieusement, d’un pas incertain qui ne permettait pas de distinguer tout de suite si c’était celle d’un homme ou celle d’une bête, parfois à quatre pattes, parfois debout, puis elle trébuchait comme on trébuche dans l’ivresse, et toujours elle se dirigeait vers le cañon. Quand l’objet mouvant se rapprocha, vous eussiez vu que c’était un homme, un homme décharné, hagard, sous sa peau de buffle en lambeaux, mais enfin un jeune homme en dépit des sillons que la souffrance et l’anxiété avaient creusés sur son front et aux coins de sa bouche, en dépit de l’expression de misanthropie sauvage qui altérait et endurcissait son visage. Quand il atteignit l’entrée du cañon, il essuya la neige qui effaçait l’affiche, puis s’appuya quelques instans, épuisé, au tronc de l’arbre. Il y avait dans l’abandon de son attitude quelque chose qui, mieux encore que tout le reste, révélait sa prostration complète. Quand il se fut un peu reposé, il repartit avec une nouvelle énergie, glissant, tombant, s’arrêtant pour rattacher les souliers d’écorce qui souvent manquaient sous ses pieds. À un mille