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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/160

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lement entre Mme Brackett et Dumphy, qui tous les deux se mirent ensuite à balancer leurs têtes d’un air d’intelligence secrète comme deux poussahs de la Chine.

— Voyez comme il est fort ! et ce n’est pourtant pas un travail leur comme nous autres, dit Dumphy. Vous ne me ferez jamais accroire qu’il n’ait pas quelque chose à manger !

Rien ne saurait rendre l’emphase mise sur ce verbe : manger ; puis une horrible pause s’ensuivit. — Allons-voir !

— Oui, allons le tuer ! insinua la douce Mme Brackett.

Ils se levèrent tous d’un commun élan qui ressemblait à de l’enthousiasme, mais, après avoir fait quelques pas, ils s’arrêtèrent. Honte ? scrupule ? crainte ? Ils n’en étaient plus là ! Néanmoins ils s’arrêtèrent tous, excepté Dumphy.

— De quel rêve parliez-vous donc tout à l’heure ? demanda Mac-Cormick se laissant tomber par terre.

— Du dîner de Saint-Jo, répondit le personnage à qui il s’adressait, un gastronome dont l’imagination inventive faisait à la fois les délices et le tourment de la société en ces jours de famine.

Ils se pressèrent tous avidement autour de Mac-Cormick ; Dumphy lui-même revint sur ses pas.

— Eh bien ! commença le gastronome, il y avait du beefsteak, vous savez, avec du jus, un beefsteak épais, saignant, assaisonné de pickles… — L’eau vint visiblement à la bouche de l’auditoire, et le gastronome, avec le génie d’un véritable narrateur, répéta sa dernière phrase.

— Saignant, avec du jus et des pickles, et des pommes de terre bouillies.

— Vous disiez frites auparavant, interrompit Mme Brackett, frites et ruisselantes de graisse.

— Bouillies, elles font plus de profit, on peut manger la peau ; puis nous avions des saucisses et du café, et du flan…

À ce mot, ils éclatèrent de rire, d’un rire qui n’avait rien de joyeux, mais qui trahissait l’attente, la convoitise.

— Du flan…

— Vous l’avez déjà dit, s’écria Mme Brackett en colère. Continuez.

L’homme qui donnait ce festin de Barmécide vit le danger de sa position et chercha Dumphy des yeux ; mais Dumphy avait disparu.

La hutte où Ashley était descende était comme celles des Groënlandais au-dessous de la surface de la neige. Elle ne communiquait avec le monde extérieur que par un étroit tunnel. On y manquait d’air et de lumière, mais du moins on y avait chaud, ce qui était l’essentiel. À la clarté du feu qui couvait dans une cheminée de bois,