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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/166

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échangeaient un atroce sourire, le premier sourire qui eût effleuré leurs lèvres depuis la famine.

Le lendemain, la société était diminuée de cinq personnes : Philippe et Grace, Dumphy et Mme Brackett avaient disparu. Le docteur était mort. Un seul des émigrans sut que Philippe et Grace étaient partis ensemble. Gabriel Conroy, le frère de la fugitive, en s’éveillant avait trouvé un billet au crayon attaché à sa couverture : — « Que Dieu bénisse mon frère et ma sœur, qu’il les garde jusqu’à ce que Philippe et moi nous revenions avec du secours ! » Au billet étaient jointes quelques menues victuailles, évidemment économisées par Grace sur ses misérables rations. Gabriel se hâta de les porter au garde-manger commun.

II.

Nous avons pensé qu’aucune analyse ne saurait rendre l’émotion poignante qui se dégage de ce premier chapitre du nouveau roman de Bret Harte, Gabriel Conroy ; aussi l’avons-nous traduit presque en entier, espérant qu’on le trouverait digne du meilleur temps d’un écrivain dont le talent a rencontré hors de sa patrie des admirateurs nombreux. Malheureusement ce talent rare et vraiment original menace aujourd’hui de s’égarer dans des voies qui ne lui sont pas favorables ; déjà il a perdu l’une de ses qualités les plus frappantes : la brièveté. Il n’y a plus à faire l’éloge du style serré, nerveux, hardiment coloré qui distinguait naguère ces récits californiens, intitulés : Mliss, l’Idylle du Val-Rouge, Carrie, etc. Mérimée seul, jusqu’ici, avait poussé à un égal degré l’horreur de la déclamation et du remplissage. Si Bret Harte a changé de manière, s’il essaie désormais de faire long au lieu de frapper juste et fort, il faut s’en prendre au goût de ses compatriotes pour les romans périodiques. Nous avions prévu que cette plume, habituée à de rapides esquisses, ne saurait pas remplir pendant plusieurs mois d’un même sujet les colonnes du Scribner’s Magazine, qui annonçait Gabriel Conroy comme un événement littéraire. Ces craintes, partagées par tous les véritables amis du romancier californien, se sont en grande partie réalisées. Il est tombé dans l’ornière de la prolixité où se perdent la plupart de ses confrères d’Angleterre. Encore ceux-ci possèdent-ils en propre la science délicate des détails, voire des infiniment petits.

Bret Harte, quand il entreprend de marcher sur leurs traces, ne nous offre pas ce dédommagement. Son principal mérite consiste dans une étonnante vigueur de conception, dans un mélange de ru-