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rudesse, d’ironie et de mâle sensibilité auquel rien ne saurait être comparé, enfin dans l’étrangeté saisissante de sujets évidemment vus et vécus ; il ne sait ni développer une thèse de morale, ni conduire un dialogue, ni peindre avec finesse les minuties de la vie mondaine. Dans les deux volumes de Gabriel Conroy, il s’est donc borné à multiplier les figures et les épisodes, à encombrer le cadre sous prétexte de le remplir. On ne fait pas un grand roman avec plusieurs nouvelles négligemment cousues l’une à l’autre, le fil insignifiant qui assemble ces feuilles volantes ne saurait suffire ; tout doit concourir à l’effet général et être marqué au coin de l’unité. Bret Harte n’y a pas songé cette fois ; pénétré de ses premiers et éclatans succès, il a cru pouvoir les renouveler en se pillant lui-même sans scrupule. La description du camp de neige rappelle dès le début les Expulsés du Poker-Fiat, et les réminiscences se succèdent ainsi presque sans trêve. Plusieurs de nos anciennes connaissances reviennent ouvertement, par un procédé renouvelé de Balzac ; d’autres se déguisent, mais il est facile de reconnaître leurs traits en dépit du fard qui les rajeunit ; tous ces personnages défilent dans un imbroglio souvent obscur et dont le dénoûment précipité après d’inexplicables lenteurs nous laisse inquiets, déconcertés, mécontens. Soyons justes néanmoins : si l’ensemble de Gabriel Conroy est diffus, tel ou tel épisode détaché du reste formerait encore çà et là un curieux tableau. Il y a, pour nous servir du langage minier, plus d’un filon d’or à extraire de la poche où ils se dérobent. Ce sont ces précieuses trouvailles, faites dans le cours d’une lecture trop longue et parfois fatigante, qu’il s’agit de débarrasser ici de leur alliage ; pour cela, nous relierons entre eux, au moyen d’une rapide analyse, quelques chapitres dont chacun serait digne de composer un récit complet.

Le caractère même du héros de l’histoire est intéressant et sympathique. Depuis longtemps les lecteurs de Bret Harte se sont pris d’affection pour certain type de géant débonnaire, faible et borné d’esprit comme un enfant, le cœur toujours ouvert à la pitié, à la tendresse, bien que l’enveloppe de ce cœur presque féminin ou plutôt maternel fasse penser à Goliath. Tel est Gabriel Conroy ; tels sont dans de précédens récits le Partenaire de Tennessee, fidèle jusqu’au gibet à l’indigne associé qu’il s’est choisi, et Fagg, l’homme qui ne compte pas, l’amoureux désintéressé qui partage sa fortune avec un rival pour permettre à celui-ci d’épouser sa propre fiancée, et Dick Bullen, risquant sa vie dans les précipices pour rapporter un jouet à un enfant malade, le jour de la Saint-Nicolas, et bien d’autres braves garçons, les favoris de l’auteur évidemment, qui ne font le bien ni par devoir ni par calcul, mais par instinct